Accueil > Bande dessinée > Dirty Rose
Le Midwest américain est sans doute l’un des environnements les plus explorés de l’histoire de l’art. Ces vastes paysages vallonnés sont pour beaucoup la représentation même des États-Unis, tout comme, dans un contraste certain, les mégalopoles tentaculaires des côtes américaines. Ce sont là des univers bien différents avec des mentalités que l’on décrit souvent comme opposées. L’idée fait sens. Il a été théorisé depuis longtemps qu’il existe un lien entre la géographie d’un lieu et l’esprit de ses occupants. L’histoire d’un personnage quittant un environnement pour un autre est par ailleurs un ressort narratif commun et quasi universel. C’est le choc de deux mondes. Et c’est là précisément ce que nous proposent de suivre Sowa et Blary avec leur bande dessinée, Dirty Rose.
D’un côté, Tom Brodowski, jeune policier tout juste débarqué de Chicago. Il n’est pas à l’aise dans ce nouvel environnement. Tout participe à le montrer. Sa première apparition, au sein de sa petite maison isolée de tout, par la fenêtre de laquelle il contemple les plaines ensoleillées. Un paysage dont la coloration s’inscrit dans la logique des peintures de Frederic Remington. Que ce soit par les nombreuses touches de couleurs de ce dernier ou les aquarelles aux pourtours imprécis de Blary, l’idée est de représenter toutes les nuances qui peuvent habiter un même espace afin d’apporter à l'œil une forme de réalisme. Le paysage a son importance et inscrit l'œuvre dans un désir de représentation du monde fidèle au réel.
Le premier contact de Tom avec ses collègues se produit alors, mais par téléphone et non en face à face. Leur appel interrompt son écoute d’une chanson de Bessie Smith, l’impératrice du jazz, un genre que l’inconscient collectif rattache plutôt au monde urbain. Ce contact distancié s’ajoute aux tons bleutés de l’intérieur de chez Tom, contrastant avec l’extérieur doré dont il est nettement séparé par le cadre de sa fenêtre. Ce sont là autant d’éléments choisis par Sowa et Blary pour présenter la disjonction entre Tom de son nouveau cadre et impriment celle-ci dans l’esprit du lecteur comme la colonne vertébrale de ce récit.
De l’autre côté, Rose Shaw, une quinquagénaire problématique et sans peur qui aime l’alcool, les hommes, la fête et les armes. Lui parler sera la première mission du jeune policier, avant même de rencontrer le shérif. Là aussi, la scène est marquée par la séparation. Rose ne sort pas de sa caravane et décourage Tom, à l’aide d’un chien hargneux, de passer la barrière qui entoure son terrain aux airs de dépotoir. Tout cela sous les yeux outrés des voisins. Ce premier contact est dans la continuité de la logique de séparation entre Tom et ce Midwest qu’il découvre. Ces similarités qui se suivent mettent en parallèle le rapport du jeune policier avec les plaines et celui qu’il va entretenir avec Rose. Ceci permet de les confondre. Les deux personnages sont dès lors intrinsèquement liés pour concrétiser par une relation humaine l’évolution de la relation entre Brodowski et son nouvel univers.
Tout juste débarqué dans la petite ville de Buffalo, Wyoming, Tom va dès lors tenter de s’intégrer dans cette bourgade typique où l’on aime à se retrouver après le travail pour danser sur les musiques de Johnny Cash. La tâche est ardue, ses collègues le lui annoncent clairement lorsque le nouvel arrivant parle d’avoir un mandat. Ici, dans les plaines, les règles sont différentes. La poudre règle les choses plus souvent que la loi. Les choses ne sont pas si différentes des westerns qui emplissent les cartons de Tom. À l’image des protagonistes de ce genre, et dans la continuité d’un certain esprit américain, le policier est un personnage perdu, brisé par une rupture douloureuse. Les routes qui jalonnent les paysages du Midwest et sur lesquelles il erre, moment propice à crier sa frustration, semblent l’inscrire dans un second genre typique des États-Unis : le road movie. À ce dernier, Sowa tort néanmoins la règle du déplacement d’une ville à une autre. Le policier Brodowski semble coincé à Buffalo. Son errance ne le mène nulle part. Sa perdition n’en ressort que plus inextricable. Cette combinaison de codes artistiques aux racines communes fait ainsi de Tom un parfait prototype de protagoniste américain.
Son point de vue d’étranger tout juste débarqué, principe commun à de nombreux héros de western, est aussi prétexte à observer sous un certain angle les rapports entre les habitants de Buffalo et la fameuse Rose. De ses voisins à la femme du shérif, en passant par sa propre fille, chacun semble détester la terrifiante et répugnante Rose Shaw. Les tentatives pour faire partir Dirty Rose par la confiscation de son terrain s’inscrivent donc encore une fois dans une logique de western. Celle de conquérir un territoire pour y imposer sa loi en délogeant celle d’un autre, le criminel tyrannique. Le surnom de Shaw sonne d’ailleurs comme un nom d’affiche de recherche, dans la lignée de Billy the Kid.
Cependant, le récit de Sowa et Blary apporte ici une autre vision de cette conquête de l’Ouest. D’un autre point de vue, la détestation de Buffalo ne semble pas pleinement motivée par l’altruisme. S’il y a conflit, c’est peut-être parce que le mode de vie de la quinquagénaire est le fruit d’une certaine liberté qui éveille les frustrations non-dites de chacun. Le shérif et sa femme, bien sous tous rapports, n’arrivent pas à avoir d’enfant. Pourquoi Rose, la débauchée du dépotoir, a-t-elle pu avoir une fille ? Rose a fricoté avec nombre d’hommes, mais sa fille ne sait donc pas qui est son père et vit une profonde crise d’identité. Le surnom de Rose sonne un peu plus comme celui de Calamity Jane.
Le seul qui n’est pas ennemi de Dirty Rose, c’est Tom Borowski. Plutôt que d’aider à se débarrasser d’elle, le policier cherche à ses côtés à apprendre comment fonctionnent les choses sur ce territoire. Elle lui enseigne autant à étudier le crâne d’un coyote qu’à comprendre quelles actions mènent à de vrais résultats face aux citoyens de Buffalo. La quinquagénaire est pour lui une figure de mentor. La mécanique narrative du western est une nouvelle fois bien huilée. En effet, si le passage d’un monde à un autre est un outil narratif universel, c’est qu’il est le point de départ essentiel du récit initiatique. Genre commun à l’humanité entière et dans lequel s’inscrit une grande partie des westerns.
La turbulente Dirty Rose ne saurait donc se résumer à une cow-girl parmi d'autres. Non seulement le rapprochement entre elle et Tom présente l'évolution du rapport entre le citadin et ce nouveau monde, qu’il cherche plus à adopter qu’à conquérir, mais par le conflit entre Shaw, la femme libre et dangereuse, et les citoyens de Buffalo, figures d’une certaine civilisation, le récit cherche à confondre le personnage avec le Midwest lui-même. Rose Shaw devient par conséquent l’incarnation même de l’Ouest sauvage. L’histoire de ce policier perdu, inscrite dans la continuité du western et du road movie, apporte ainsi une réflexion sur les similarités entre ces différents genres typiquement américains. Si leurs codes se confondent avec aisance dans l’œuvre de Sowa et Blary, c’est qu’ils s'enracinent autant l’un que l’autre dans ces paysages, berceau de la conquête de l’Ouest, ce qui apporte la preuve par la narration qu’entre les œuvres de l’esprit américain et ces plaines sauvages, il y a une indéniable consubstantialité.
Crédit images : copyright Éditions Delcourt-Soleil