Papa est en voyage d'affaires
Publié par Déan Busancic - 1 octobre 2024
Dire que Papa est parti en voyage d’affaires fit l’unanimité du jury à Cannes lors de sa remise de la Palme d’or en 1985 serait brouiller les pistes d’une lecture difficile (et souvent inexacte) de tenants et aboutissants du film de Kusturica. Son œuvre, portant bon gré mal gré aux yeux de son spectateur les traces politiques et esthétiques du cinéma tchèque du Printemps de Prague, se para bien souvent pour la critique d’époque d’une caution ethnique et culturelle ambiguë, par là même faussée et reléguant peut-être trop souvent le travail du cinéaste à un macrocosme cinématographique « slavisant » confortable, stylistiquement normé, catégorisé, et que l’aval de Forman, membre du jury cette année-là, aurait consacré de sa main paternelle.
Cela va sans dire, Kusturica, de par sa position unique, peut-être plus encore de par l’héritage yougoslave qui traverse son travail, complexe et saturé de ruptures, n’admet un style, même dans l’œuvre politique, qui ne peut que lui être propre. Sans s’ancrer, il traverse la thématique d’après-guerre, lui donne unité, et unicité, avec l’obsession d’un artiste d’une seule identité. Car en effet ce sujet, s’il en est, est récurrent : de Dolly Bell en 1984 à son ultime expression avec Underground en 1995, le lendemain de la guerre, la reconstruction et son impossibilité sont des thèmes dont le fil traça résolument toute une carrière, sans jamais se dépêtrer d’une volonté de refonte, ou en tout cas de « regards ».
Papa est parti en voyage d’affaires ne fait pas exception et tente encore une fois l’approche, optant cette fois-ci pour le récit de formation, du parcours et du point de vue de l’enfance. Se déroulant entre 1950 et 1954, le film trace le destin de Mesa, père de famille qui, trompant sa femme avec une autre convoitée par son beau-frère, est envoyé par celui-ci en camp de travail suite à une plaisanterie faîte au sujet d’une caricature de journal, situation que la mère (Sena) tente d’occulter en disant à leurs deux enfants, Malik et son frère, que ce dernier est parti en voyage d’affaire. Son grand-frère optant pour l’obsession du cinéma, Malik quant à lui se réfugie dans le somnambulisme et offre son regard parfois naïf, toujours tendre et distant, sur le quotidien de ces personnages.
Le réalisateur opte résolument pour une période charnière de l’époque titisque et articule son récit, sans jamais l’expliciter clairement, autour de la rupture avec le soviétisme stalinien et du resserrement de la politique nationale yougoslave autour de la figure tutélaire du parti. Le film, dressant ce constat politique, l’expose cependant dans le cadre intime des relations, et joue plutôt les enjeux de cette condamnation autour d’un conflit amoureux que d’une inadéquation politique. Mesa est en effet enfermé pour une « boutade », laissant la femme désirée au beau-frère, préfigurant là le leitmotiv d’un Abel et Caïn qui ressurgira dans Underground, soulignant toujours l’aspect politique du film.
La conjoncture semble bien d’abord un exhausteur des tensions, qui au final, se révèlent moins sociétales que personnelles, les enjeux individuels illustrant indirectement les mécanismes d’un régime et d’un fonctionnement social. Que vient faire alors l’enfance dans le duel adulte ? Sans doute centre-t-il l’énoncé dans un cadre fragmentaire, d’absences et de présences successives, qui s’évertue sans cesse à une réhumanisation des gestes et des attitudes ; une sobriété de circonstance à laquelle répond une formidable reconstruction des événements par « nœuds » et « flashs », marquant le film comme la pensée de Malik découvrant le réel autour de lui. Encore une fois le politique se transfuse, devient un reflet parmi d’autres sous les yeux du jeune garçon, dont le regard investit toujours son entourage d’une sorte de figuration irréelle et projetée, de la figure tautologique du père à celle omniprésente de la mère. Les plans l’illustrent de manière frappante : Malik est le personnage du centre, d’où part, souvent par un gros plan sur son visage (donc ses yeux), un spectre de représentation qui embrassera ensuite sous la forme du plan général toute une situation.
C’est bien sa perception qui prime, et la réalité qu’il en fait, d’où peut-être, comme souvent chez le cinéaste yougoslave, une attention marquée à la l’emphase du geste et à l’ampleur des attitudes. Malik offre un point de vue de l’absolu, d’archétypes totalitaires qui, en interagissant entre elles-mêmes arrivent au mieux à s’exprimer plus pleinement. Mais la récurrence des gros plans et plans moyens concerne aussi les autres personnages, qui, momentanément, deviennent le point centrifuge de toute une scène.
Le point de vue de l’enfant se décline et nourrit ses nuances de celui des adultes. Un jeu de passe-passe, d’une vision à une autre, qui rejoindrait fidèlement la mode du récit historico-politique, dans son ambition à fournir la justification logique d’une attitude, s’il ne contribuait pas plutôt à brouiller les pistes et à au contraire complexifier le portrait des personnages. Kusturica en effet ne donne pas une raison, mais des possibilités de regard, sans jamais tomber dans l’exposition d’un fonctionnement d’État ; autant de variables qui paradoxalement dressent sans doute plus justement encore le tableau d’un régime socialiste dont les structures se lient au personnel et à l’intimité de ceux qui les tirent et les subissent.
Papa est en voyage d’affaires opte donc pour le pluriel, et ne se situe pas. Le seul parti pris semble être en définitive celui du récit. Il est question de montrer non pas une situation mais une pleine expansion des affects au paroxysme des passions et des frustrations, entre élan dramatique et souci psychologique. L’œuvre, loin de commenter, met en scène et ne se réfugie jamais dans le confort d’une conclusion à deux battant : du pardon à la résolution, mais converge au contraire tout entière vers un élargissement tragique, celui du temps. Les personnages se définissent non plus comme actants, mais comme produits d’une expérience vécue, marqués par un réel de l’injustice et de la coercition, d’où affleurera semble-t-il toujours le souvenir d’un passé vivant, de chair et de mots.
Crédit photographique : © Malavida