Si le cinéma est souvent considéré comme un art de synthèse, il est très rare que les autres formes d’expressions artistiques qui lui préexistent et auxquelles il a emprunté nombre de caractéristiques se voient créditer de cette qualité. La photographie, art qui nous préoccupe ici, qu’elle capte un instant sur le vif ou qu’elle témoigne d’une atmosphère où se conjuguent ponctuellement, voire brièvement, des éléments qui concourent à lui donner toute sa raison d’être, échappe généralement à ce type d’appréciation.
Et pourtant. Quelques photographes tels que Jeff Wall ou Joyce Campbell, pour n’en citer que deux, dans la conception du travail autour de leur art, infléchissent cette idée préconçue. La photographie peut être également un art qui se satisfait d’une élaboration méthodique et calculée de l’image tout en empruntant ouvertement à d’autres langages. Ainsi, dans ce cas de figure, la photographie utilise des mécaniques qui l’entraînent sur le territoire d’une conceptualisation plus ou moins sophistiquée de l’image. C’est sur ce territoire que Gregory Crewdson exerce ses talents.
Dès ses premiers travaux photographiques, dans la série bien nommée Early Works (1986-1988), sont déjà perceptibles certaines intentions qui, pour être contentées, ont nécessité la convocation d’univers divers : peinture et cinéma en premier lieu. Crewdson ne cache pas ses influences et les revendique. Rien n’est profane et tout ce qui peut nourrir le propos de l’artiste est savamment employé pour servir à la construction de ses images. Des évocations, des rencontres, des thématiques ou des cohabitations esthétiques improbables se succèdent d’une photographie à une autre. Chez Gregory Crewdson, par exemple, l’univers de Hopper ou le monde pictural d’Andrew Wyeth sont invités à côtoyer la pop culture, le surréalisme entre en collision avec la crudité du réel suburbain, le soap-opera se juxtapose à des univers filmiques identifiables et estimés comme celui de Lynch... Dès cette première série, Early Works, Crewdson soulève une question fondamentale lorsqu’il s’agit d’approcher un art visuel : le voyeurisme.
Chez Gregory Crewdson, il est question de voir là où le regard des autres n’est pas forcément convié par l’intermédiaire de points de vue inattendus. Voir quelque chose que nous n’aurions pas du voir et/ou voir quelque chose depuis un endroit où nous n’aurions pas du être. L’intimité se dévoile sans qu’elle puisse se soustraire aux regards intrusifs des observateurs et du photographe. Ce qui rejoint une question que Hopper et Wyeth n’ont cessé d’explorer. Chez Crewdson, comme chez Wyeth ou Hopper, nul besoin d’être en lieu clos pour franchir la barrière d’une intimité exposée contre son gré. Des points de vue intrusifs donnent accès à l’essentiel. L’usage de plans démiurgiques ou de points de vue d’oiseau permettent de voir ce qui se passe dans les jardins ou dans les arrière-cours. De plus, ces cadrages revêtent un intérêt particulier. Crewdson, comme Hopper, est un artiste habité par la question de la représentation et du fantomal. De ce fait, comme Hopper, il s’est constitué un imaginaire à partir d’images piochées dans différents univers, au premier rang desquels figure le cinéma. Dès lors que l’artiste choisit une valeur de plan singulière qui invite la plupart du temps à interpréter l’image, il est opportun pour le spectateur de regarder ces photographies en les considérant selon des règles de sémantique picturale ou cinématographique.
Un plan démiurgique ? Pourquoi cette insistance ? N’y aurait-il pas quelque chose de mystérieux à voir ? La valeur de plan ou l’angulaire choisis nous indiquent que la situation d’apparence familière que nous regardons comporte son lot d’étrangetés. La réflexion qui en découle introduit un état contemplatif qui prolonge le voyage introspectif initié par la photographie de Gregory Crewdson. Là aussi, une démarche cinématographique peut être répertoriée : un état contemplatif est nécessairement associé au temps qui passe. Une durée particulière s’invite dans le rapport entre l’observateur et la photographie. Car pour résoudre les énigmes proposées par Gregory Crewdson, il faut du temps, il faut que le regard s’éternise, se perde dans une temporalité singulière, celle de la lecture de la photographie. Une durée qui permet de suivre des pistes diverses, d’inventer des histoires subjectives convoquées par l’ordinaire apparent des situations photographiées qui, par adjonction d’éléments incongrus qui en détournent l’objectivité, se transforment en faits étranges et inquiétants.
Ici se trouve l’un des premiers points de contact intentionnels entre le travail de Gregory Crewdson et celui d’Edward Hopper. Pour les deux artistes, certes d’une manière qui diffère en raison du medium utilisé, il faut intégrer à l’image nombre d’éléments qui incitent le spectateur à se laisser emporter par l’examen intériorisé de sa condition. C’est-à-dire que les éléments qui constituent l’image photographique (couleurs, lumière, cadrage, angulaire, composition, insertion d’éléments incongrus dans le décor, personnages, attitudes, etc.) convoquent l’imaginaire de l’observateur afin d’initier un commentaire méditatif. L’interprétation des faits, basée selon un modèle hitchcockien, qui agit donc principalement au niveau inconscient, se développe et un lien cognitif se crée entre l’image et celui qui l’observe. La photographie ouvre alors sur différents espaces conditionnés par l’élément observé qui sont autant de pistes de lecture, de compréhension. Toutes, pour le spectateur méticuleux, sont à suivre et à explorer. Le temps alors se suspend.
Chaque photo de Crewdson est un point de départ. Un espace premier qui dessert plusieurs zones narratives associées à l’image composée par l’artiste. Bien sûr, au détour des voyages suggérés, le spectateur rencontrera une partie de lui-même qu’il n’avait peut-être pas encore découverte. Une analogie avec Wind from the sea de Wyeth, visuelle d’abord puis conceptuelle ensuite, se manifeste dans Early Works. La banalité est invitée à se métamorphoser pour devenir un discours. Le trivial fait l’objet d’une expérimentation qui consiste à le soumettre à un phénomène narratif qui dénature l’objet photographié de sa fonction première pour en faire autre chose. Chez Wyeth comme chez Crewdson, une simple fenêtre ouverte sur un paysage encadre un monde visible chargé de différents éléments. La fenêtre, espace de projection mentale qui fait cohabiter l’ici et l’ailleurs, invite à répertorier les éléments présents dans le cadre. S’insinue alors la présence d’un invisible porteur de sens.
Chez Crewdson aussi, il est donc question de regarder au-delà du visible ou du tangible, deux concepts réunis par un regard unique qui associe l’intérieur et l’extérieur. Pour utiliser une expression chère aux surréalistes, les indices disséminés dans les images pensées par Crewdson encouragent l’observateur à imaginer des récits qui trahissent inévitablement le réel. Dans la série de photographies suivante, Crewdson applique à la lettre ce principe. Natural Wonder (1991-1997) juxtapose des réalités aux logiques différentes : le monde animal d’une part et des espaces pensés par et pour l’humain d’autre part. Il en résulte des collisions impensables donc déstabilisantes. Difficile de ne pas voir dans la réaction interlope des animaux de Crewdson des insinuations proches de celles vérifiables dans Jeune fille mangeant un oiseau de René Magritte. Ce lien avec le surréalisme, certes distant, se matérialise à travers l’idée de donner la possibilité à une réalité autre que celle connue d’exister.
Ce qui contribue à isoler celui qui accède à ce récit tout comme les personnages présents dans les photographies, lorsqu’il y en a. À cette réalité nouvelle, à ce monde parallèle qui reprend les figures du nôtre pour les détourner de leur fonction objective et en faire les piliers d’un monde différent, étrange et inquiétant, correspondent de nouvelles lectures, de nouvelles interprétations des signes et des choses. Inquiétant, ce monde nouveau l’est car nos certitudes vacillent. Inquiétant, ce monde nouveau l’est parce que nous, spectateurs, le contaminons de notre subjectivité.
Solitude, des intimités profanées, des âmes en souffrance et des espaces de désolation, les univers de Gregory Crewdson empruntent des chemins explorés par Hopper. L’absence de repères visuels qui permettent une datation précise des événements photographiés contribue à créer une intemporalité qui recentre le propos autour d’interrogations voire d’inquiétudes assujetties au quotidien des observateurs. Plus Crewdson avance dans son travail, plus ses séries résistent à la notion de datation. Comme chez Hitchcock ou comme chez Lynch, le processus créatif contrarie les effets du temps. Le vieillissement du propos n’a pas de prise sur le travail de Crewdson puisque celui-ci se nourrit de ce que le spectateur est susceptible d’apporter grâce à son interprétation des images. Les photographies se chargent alors d’une contemporanéité décorrélée de la production de la photo car se projettent dans l’image les préoccupations plus ou moins conscientes des spectateurs. Au regard de l’artiste se mélange celui de toutes les personnes qui voient ou regardent les photographies.
À partir de Hover (1996-1997), ce que ne cesseront de confirmer et d’amplifier les séries ou les périodes suivantes, Twilight (1998-2002) et Beneath the Roses (2003-2008) notamment, une nouvelle figure apparaît avec persistance dans le travail de Gregory Crewdson : l’incomplétude. Les photographies regorgent de portes ou de coffres de véhicules ouverts et en attente que quelque chose se produise, de personnages dans l’attente, figés le plus souvent alors qu’ils semblaient s’inscrire dans une dynamique abstraite, etc. Même le temps semble suspendu, comme chez Paul Delvaux ou dans L’année dernière à Marienbad de Resnais. L’attente rejoint le désir d’impliquer le spectateur : les propositions narratives que constituent les photographies attendent des commentaires, des spéculations. Intérieurement, chez le spectateur, la photo s’anime et devient récit, elle devient au moins une aventure. Pas n’importe laquelle, une aventure qui consiste à partir à la découverte de soi.
Avec ses initiatives photographiques, Gregory Crewdson nous offre l’occasion de nous raconter notre propre histoire en défiant nos acquis pour justement observer ce qui nous contraint à une immobilité psychique, ce qui nous force à demeurer dans un état léthargique. Activer ou réactiver la pensée, voilà l’enjeu. Le travail de Crewdson rejoint ainsi l’une des intentions des surréalistes évoqués plus haut : pour désinhiber l’individu, il faut créer un espace représentatif propice pour que l’esprit s’anime et qu’il s’affranchisse de tout ce qui constitue un frein dans le développement identitaire de chacun. Pour cela, il faut accepter de s’abandonner dans l’image, de se laisser envahir par toutes les idées suscitées par les composantes de la photographie de l’artiste. En somme, il faut laisser le charme agir afin de se reconnecter à l’essentiel et de redevenir acteur de sa propre existence.
Séries et travaux de Gregory Crewdson :
Early Works (1986-1988)
Natural Wonder (1991-1997)
Hover (1996-1997)
Twilight (1998-2002)
Beneath the roses (2003-2008)
Sanctuary (2009)
Cathedral of the Pines (2013-2014)
An Eclipse of Moths (2018-2019)
Eveningside (2021-2022)