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Shadows of Doubt

Publié par - 17 octobre 2024

Catégorie(s): Jeux vidéo

Déclarer que l’enquête policière est l’un des concept narratif les plus courant qui soit relève du truisme. Littérature, bande dessinée, cinéma et jeux vidéo ont tous leurs œuvres marquantes fondées sur ce principe. La structure en est pratique par sa simplicité apparente : Quelqu’un est la victime d’un meurtrier inconnu et un protagoniste tente de révéler son identité. De cette fondation peuvent alors naître toutes sortes de variantes à partir des expérimentations d’artistes qui jouent sur la nature des différents protagonistes, leurs méthodes et motivations, ou même le cadre dans lequel évolue l’enquête. Il peut arriver même que le créatif tordent des règles de structure narratives essentielles, en révélant dès le départ l’identité du tueur par exemple. L’intérêt est de mise lorsque les auteurs procèdent à cette restructuration par l’usage des spécificités d’un médium. Elle fut largement suscitée lorsque Cole Jeffries sortit son Shadow of Doubts en Early access en avril 2023. Alors que le jeu sort pour de bon, il est temps de se pencher sur les raisons.

Le postulat de base semble connu. Le joueur est un détective privé dans une grande métropole qui cherche à gagner sa vie en résolvant des affaires. Une stricte incarnation du héros de film noir. Néanmoins, ce monde d’obscurité et de misère baigne dans un cadre cyberpunk et uchronique. L’an 1979 dans lequel évolue l’enquêteur est marqué par le règne des méga corporations. Ce choix d’une chronologie alternative sert l’expérience dans sa globalité. L’univers de Shadows of Doubt a en effet vocation de séparer les codes empruntés à ces différents genres de leur contexte par l’usage d’outils que seul le format vidéoludique offre pour en reproduire les effets essentiels sans les a priori.

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La ville que le joueur va explorer est conçue par génération procédurale, à l’image du célèbre Minecraft de Markus Persson. L’univers est le résultat quasi-aléatoire d’un programme qui l'emplit de personnages eux aussi conçus de manière procédurale jusque dans leurs habitudes de vie. Il est alors possible de relancer la machine à l’infini et de choisir le nom de cette ville imaginaire. En résulte un cadre dont on peut difficilement prévoir les éléments constitutifs et dont les inspirations semblent flous. La vue de New York ou de Los Angeles peut évoquer un contexte historique et des archétypes de personnages, alors que la ville que l’on explore se défait de toute préconception de la part de son explorateur.

Ainsi le détective qui sert d’avatar au joueur débarque dans un monde dont il ne sait pas grand-chose et sans introduction. Tout juste a-t-il le temps de comprendre qu’il espionne les communications policières et qu’un tueur a frappé un civil parmi d’autres. Débarquer ainsi et sans mise en scène particulière participe à une banalisation des choses. Cole Jeffries prend ainsi à contre-pied certaines règles de structuration narrative classique qui font du récit un moment sur lequel l’emphase est mise sur des figures centrales au sein de leur microcosme. Cette fois, le joueur incarne un être sans identité forte, plongé dans un monde au substrat identitaire flou et où une personne sans grande importance à l’échelle de son univers est tuée.

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La dimension cyberpunk participe de cette intention puisque ce genre s’ancre dans un urbanisme gargantuesque et une omniprésence des méga corporations afin que l’individu s’y retrouve écrasé. Tout personnage qui évolue dans cet environnement y devient un rouage si infime qu’il en est insignifiant. Shadows of doubt se place ainsi dans une logique semblable à celle du Blade Runner de Ridley Scott, qui associait déjà film noir et cyberpunk pour mettre en avant la perdition de ses protagonistes. Tout cela participe à une diminution du centre de gravité narratif des événements et personnages.

Reste que le joueur observe ce monde et interagit avec, et ce en vue à la première personne. Cette mécanique a souvent été associée à un avatar anonymisé afin d’ajouter à l’immersion. Cette combinaison s’inscrit dans un genre de jeu particulier : l’immersive sim. Ce dernier, popularisé par des titres comme le Deus Ex de Warren Spector ou Dishonored d’Arkane Studio, a pour principe de ne pas se composer d’une série d’épreuves scriptées à la solution unique, mais d’immerger le joueur dans un système complexe dont l’approche imaginative lui offre de nombreuses solutions. Le concepteur place un problème au sein d’un monde qui a ses propres règles et le joueur choisit librement son approche au sein de celui-ci.

Mais là encore, le joueur pouvait se retrouver placé dans un rôle et un univers prédéfinis structurés autour d’un récit central, à l’image de Garrett le voleur mêlé aux intrigues de sa cité médiévale dans la série des Thief. Non seulement le joueur de Shadows of doubt ne sait de sa ville que ce qu’il en découvre dans son seul champ de perception, mais l’histoire de celle-ci n’a aucune importance. L’anonymat implique qu’il n’y occupe pas une place centrale et qu’il peut approcher librement l’affaire. Le jeu d’enquête est souvent organisé autour d’une structure linéaire, que l’on trouve par exemple dans les point & click. Le fondement de l’enquête étant une énigme, l’un des moyens utilisés pour mettre le joueur à l’épreuve est de le bloquer tant qu’il n’a pas trouvé et associé les indices correctement.

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Dans Shadows of doubt, le joueur peut procéder de différentes manières pour récolter les indices. Il peut s’infiltrer dans un commissariat, interroger les voisins, cogner les passants, prendre quelqu’un en filature… Une solution n’est pas mieux récompensée qu’une autre tant que le coupable révélé est le bon. Ainsi, les choix du joueur prennent de l’importance puisqu’aucune action précise n’est attendue par le système avant de faire avancer son univers. Ce dernier suit ses règles, qu’il s’agissent du cycle jour-nuit ou des habitudes de vie d’une serveuse, indépendamment de l’avatar. Tout cela combiné participe à un effacement de la main du concepteur et, dans un véritable paradoxe vidéoludique, à refaire du joueur lui-même le centre de gravité de son aventure.

L'œuvre de Cole Jeffries procède ainsi d’une association formelle audacieuse. Les immersive sim peuvent voir leur intérêt limité par une structure narrative linéaire qui réduit la rejouabilité et la maîtrise progressive des règles et de l’univers entraîne souvent une simplification des épreuves. L’ajout d’une génération procédurale qui offre une quantité virtuellement incalculable de villes à explorer déjoue ces inconvénients. Chaque ville étant différente, la maîtrise de l’univers est réinitialisable lorsque le joueur le désire. Et si la compréhension du gameplay de détective aide à retrouver pied, la génération d’une toute nouvelle population avec ses propres habitudes maintient le sentiment que le tueur peut être n’importe qui. En cela la direction artistique ancrée dans le cyberpunk et le film noir participe au doute sur l’identité de celui-ci. Nul n’est plus important qu’un autre dans ce monde et chacun est de ce fait suspect. La difficulté reste entière à chaque nouvelle affaire qui n’est pas le centre de l’histoire. La jouabilité et le renouvellement infini du processus forment ainsi l’intérêt principal du jeu, qui s’éloigne des principes du jeu d’aventure classique pour ceux du simulateur. C’est ainsi grâce à cette combinaison d’immersive sim et de génération procédurale que Cole Jeffries parvient à faire de Shadows of Doubt non pas un jeu d’enquête, mais une expérience vidéoludique que l’on pourrait catégoriser comme un simulateur de détective.

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Crédit Image : Copyright ColePowered Games Ltd. / Fireshine Games

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