The Substance, le second long-métrage de Coralie Fargeat, s’inscrit dans la continuité thématique de Revenge (2017), son premier film. Si les correspondances entre les deux œuvres ne s’imposent pas dès le premier regard, nul doute qu’il apparaîtra, après réflexion, que The Substance prolonge quelques réflexions soulevées par Revenge, notamment sur la considération du féminin dans nos sociétés contemporaines. Revenge procédait à une inversion des pouvoirs et questionnait une imagerie du féminin formatée par le regard masculin en soumettant l’habituel prédateur devenu proie (le masculin) à l’expérience de la traque. The Substance quant à lui concentre son propos autour des effets produits par la domination sociétale du masculin sur la modélisation du corps féminin et, surtout, sur la psyché féminine.
C’est pour cette raison que l’affiliation immédiate du film à un genre, comme ce fut le cas après sa présentation cannoise, peut paraître réductrice. Certes, The Substance se rattache explicitement au « Body horror » (dissociation corps/esprit, métamorphose, peur de soi, folie qui en résulte, etc.), sous genre du film d’horreur, mais il serait réducteur de limiter le film à cette seule qualité. The Substance repose essentiellement sur des principes d’extériorisation des maux intérieurs, tels qu’on a pu en voir dans l’œuvre de Cronenberg par exemple, pour développer des qualités qui excèdent les limites du film de genre.
Le point de départ dramaturgique est relativement évident. Elisabeth Sparkle (Demi Moore), star féminine vieillissante, donc déclinante selon le diktat du masculin, anime une émission d’aérobic à la TV. La production, sous direction masculine, n’est plus guère enthousiaste et ambitionne de rajeunir le show. Elisabeth est remerciée. La situation devient insupportable à Elisabeth qui commence à perdre pied. Un accident de la circulation (figuration physique du choc émotionnel vécu par le personnage lorsqu’elle fut débarquée de la chaîne TV) lui offre l’occasion de déjouer le sort qui lui est réservé. Un médecin lui permet d’entrer en contact avec une firme secrète, dont nous ne saurons rien, qui a mis au point un processus qui contrecarre le cours du temps. Il faut s’injecter The Substance et suivre le protocole à la lettre. D’Elisabeth naît un être nouveau, son double rajeuni, Sue (Margaret Qualey). Tous les 7 jours, Sue remplace Elisabeth, et inversement une fois la semaine écoulée, tout en ne formant qu’une seule et unique entité puisque l’une est le produit de l’autre. Selon les indications fournies, l’alternance imposée par la nature du produit injecté dans le corps d’Elisabeth lors de la phase une du processus est immuable. Toute négligence et dérogation à la règle auront des conséquences.
The Substance, on le comprend assez rapidement, ajuste son propos en naviguant entre plusieurs mythes, légendes ou récits d’initiation. À l’origine du narcissisme qui étreint Elisabeth et qui la conduira au pacte faustien que constitue l’ingestion de la substance, il y a tout de même un conditionnement lié au regard que porte le masculin sur le corps de la femme. Cette influence du masculin sur le comportement féminin pousse Elisabeth dans des retranchements obscurs. Très vite, l’accord passé entre Elisabeth et la firme rejoint d’autres questionnements soulevés par des ouvrages célèbres et plus particulièrement Le portrait de Dorian Gray d’Oscar Wilde ou encore, dans une moindre mesure, La Métamorphose de Franz Kafka.
Avec Le portrait de Dorian Gray, The Substance entretient de nombreux liens : culte de la beauté, narcissisme (poussé à l’extrême lorsque Elisabeth ne pourra détruire Sue), obsession du vieillissement, substitution du spirituel par le corps… Mais le point de convergence le plus évident entre l’œuvre littéraire d’Oscar Wilde et l’œuvre filmique de Coralie Fargeat trouve sa plus belle manifestation à travers les volontaires dégradations occasionnées par le corps jeune sur le corps vieux. Ainsi, l’entité unique initiale se scinde en deux afin de retranscrire la dissociation évidente de la personnalité d’Elisabeth. Le corps et l’âme ne vont plus de pair. Le salut ne peut venir que de l’esprit. Or, le corps jeune est le plus fort d’autant que la destruction de l’autre formule une promesse improbable : la jeunesse sans fin. Le véritable pacte faustien est passé avec soi-même.
The Substance diverge cependant au moins en un point avec Le Portrait de Dorian Gray. Jamais ici il ne sera question de relier le beau au bien puisque cette qualité est absente des débats. La mise en scène de Coralie Fargeat dissocie rapidement les univers des deux personnages : rythme plus lent, plans moins nombreux, plus larges ou, au contraire, plus serrés sur le visage pour les séquences consacrées à Elisabeth tandis que le montage s’accélère, les valeurs de plans couvrent un spectre plus large et les plans serrés insistent sur la plastique physique du personnage dans les séquences consacrées à Sue. Le corps redevient objet chez Sue et cette dernière s’en contente puisque son corps est pensé comme une machine de guerre contre un système et contre elle-même.
The Substance s’affranchit ainsi d’une conclusion en forme de morale. La cinéaste abandonne ce soin aux spectateurs qui auront choisi de lire le film sous l’angle de la fable. Le film se présente plutôt comme un ensemble de propositions filmiques contenues en une forme. Néanmoins, par ses choix esthétiques et formels, le film soulève au moins une question de morale. Est-il possible de mener une existence qui ne se conformerait ni à la raison, ni à toute forme de conscience ? The Substance avance quelques hypothèses que le spectateur est amené à considérer. Il en résulte une réflexion sur l’individu, un trait commun entre le masculin et le féminin, que Coralie Fargeat exploite parfaitement puisque le film démontre que le corps et l’esprit se perdent dans l’implosion de la psyché et dans la considération inévitable de leur propre dégénérescence.
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