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Trente pièces d’argent. Un baiser. Une croix. Par ces trois seuls éléments arrive en tête une histoire, la Passion du Christ, et surtout un nom : Judas Iscariote, l’homme devenu la personnification même de la trahison. Son destin semble connu. Après avoir vendu Jésus, il se suicida et son nom fut maudit à jamais. Néanmoins, pour Jeff Loveness et Jakub Rebelka, l’histoire ne s’arrête pas là. Au contraire, c’est ici que démarre le récit qu’ils firent publier entre décembre 2017 et mars 2018 chez Boom! Studios, et désormais disponible chez 404 Graphics. Une œuvre qui démarre par le verset 24 du chapitre 26 de l’évangile de Matthieu : “Mais malheur à celui par qui le Fils de l'homme est trahi. Mieux eût valu pour cet homme-là de ne pas être né.” Un postulat évidemment à charge contre Iscariote, mais auquel le récit de Loveness et Rebelka apporte une réponse des plus singulières.
Judas nous conte la traversé des enfers du fameux traître après son suicide. Celui-ci, à l’instant où il quitte son enveloppe charnelle, se voit affublé d’un rond noir qui encerclera sa tête tout au long de l’histoire, une imagerie reprise aux icônes chrétiennes dont les saints portent des auréoles dorées. À leur image, Judas se voit d’ailleurs affublé d’attributs distinctifs tels qu’un bâton et ses trente pièces d'argent portées en collier. L’image est limpide. L’antagoniste du Christ est devenu un saint infernal, son opposé mythique. Néanmoins, ce postulat de départ n’est pas motif à un rappel moralisateur pour Loveness et Rebelka. Ce qui les intéresse, ce sont les réflexions de Judas lui-même à partir de cet état.
Les premiers textes de cette bande dessinée, expressions de ses pensées, sont après tout des réflexions sur l’inéluctabilité de son destin de traître. S’en suivent les témoignages d’Iscariote, expressions de son point de vue et ses questionnements sur le Christ et Dieu. Son errance, guidée par une sombre voix, l'amène à rencontrer le diable en personne qui le confirme dans ses remises en question de la bienveillance de Dieu. Satan lui expose le destin de plusieurs personnages antagonistes bibliques tels le Pharaon d’Égypte, Goliath et Jézabel pour mettre en avant les manipulations du tout-puissant pour avoir un vilain à chacune de ses histoires. C’est là le sujet central de cette bande dessinée. Les postulats du duo infernal, à l’approche rationnelle, donnent ainsi l’impression de critiques face à une œuvre incohérente. Ceci crée alors un parallèle implicite entre Dieu et le concept même d’auteur. Les échanges entre le diable et Iscariote dépassent leur cadre diégétique pour devenir motifs à s’interroger sur le rôle de l’antagoniste dans le corpus biblique.
Pour cela, le visuel annonce la méthode. L’esthétique de Judas s’inspire de la peinture religieuse gothique qui avait pour vocation de donner plus d’humanité aux protagonistes des scènes bibliques afin de s’y attacher d’autant plus. La démarche de Rebelka et Loveness, quasi-iconoclaste, est donc d’humaniser les personnages cités. Au niveau narratif, cela passe par les réflexions de Judas et Satan sur la marche inévitable vers son destin, un des éléments fondamentaux de la tragédie. D’entités antagonistes, incarnations du mal, ils deviennent figures tragiques utilisées par Dieu dans un grand dessein vu comme incohérent.
Le récit entame alors un profond retournement. Si le point de vue du diable, au premier abord logique, semble faire des vilains bibliques des victimes, il s’inscrit en réalité dans son rôle bien connu de tentateur en révolte contre Dieu. La figure de Judas aux enfers, errant dans un monde rocailleux aux côtés d’un Satan qui lui murmure des motifs de haine, finit par être structurellement proche de celle de Jésus dans le désert, moment essentiel du nouveau testament. L’humanisation de Judas passe autant par ses questionnements explicités et ses malheurs de jeunesse exposés, notamment le décès de sa mère, que par une transposition sur sa personne du parcours christique.
L’enfer est un lieu visuellement torturé car il fût, selon les mots d’un damné, créé tout entier pour Judas. Le paysage aux colorations céruléennes irréalistes a donc pour vocation d’être à l’image de son esprit. Le décalque de la tentation de Jésus sur le parcours de Judas se comprend puisque les enseignements de la vie de Jésus ont vocation à l’universalité. Judas est ainsi symbole de l’humain et l’enfer, de l'esprit humain en général, présenté comme brisé et parcouru par Satan et ses légions.
Ainsi, lorsque Iscariote est une nouvelle fois confronté à Jésus, se retrouve-t-il dans une position de choix dont les conséquences peuvent être d’enfermer le Christ au plus profond de l’enfer ou entamer la fameuse résurrection. Les réflexions de Judas s’inscrivent alors dans des questionnements théologiques classiques sur le lien entre le libre-arbitre et le plan de Dieu pour aboutir à des conclusions mettant la possibilité du choix de l’amour divin au centre de l’existence humaine. L'œuvre de Loveness et Rebelka se révèle alors moins comme une déconstruction qu’un approfondissement du message biblique.
Une démarche qui a pour vocation de faire un parallèle avec les réflexions des premiers temps chrétiens, qui aboutirent à la rédaction des évangiles, au moment où une continuité logique était recherchée entre le Dieu vengeur de l’ancien testament et celui de miséricorde du nouveau. Le diable met en avant le parcours des figures antagonistes bibliques avec une logique manipulée par les règles formelles de la bande dessinée, l’image ajoutant une émotion qui brouille la rationalité. Ceci afin de présenter le plan divin comme incohérent. Néanmoins, le parcours d’Iscariote l’amène à la conclusion, et le lecteur avec lui, leurs réflexions s’étant entremêlées par la force du lien narratif, que les vilains bibliques sont, tout comme lui, protagonistes de leur propre histoire mais qu’ils n’ont pas choisi l’Amour de Dieu. Les réflexions de Judas se révèlent alors cohérentes avec l’enseignement chrétien traditionnel qui fait du mal une absence volontaire de Dieu. Le récit devient ainsi un simili évangile présentant l’incarnation même de la trahison, piégé à jamais aux enfers, comme capable de suivre le parcours du Christ et choisir d’avoir la Foi ; une conclusion d’un optimisme doux-amer qui portent donc, comme le veut le principe évangélique, un message d’espoir.
Crédit image : ©2017, 2018 Jeffrey Thomas Loveness. Tous droits réservés