Coffret Jacques Rozier
Publié par Stéphane Charrière - 26 novembre 2024
Catégorie(s): Cinéma, Sorties DVD/BR/Livres
Cinéaste considéré comme un des précurseurs de la Nouvelle Vague française, Jacques Rozier est assurément un des réalisateurs qui a eu une influence capitale sur le mouvement comme en témoignent ses deux premiers courts-métrages, tous deux présents dans le coffret, Rentrées des classes (1956) et Blue Jeans (1958). Régulièrement oublié par une cinéphilie peu scrupuleuse, la faute sans doute à une œuvre disparate et cinématographiquement peu prolixe, Jacques Rozier n’en reste pas moins l’un des cinéastes qui a sans doute le plus creusé certains principes associés à la Nouvelle Vague.
Le temps, la durée, le rapport de la fiction filmique au réel, l’incommunicabilité sont autant de questions chères au mouvement initié par ces jeunes cinéastes proches des Cahiers du Cinéma qui décidèrent à la fin des années 1950 de mettre en pratique par la fabrication de films ce qu’ils avançaient dans leurs écrits critiques. Jacques Rozier, lui, a un parcours en apparence plus classique. Diplômé de l’IDHEC, Jacques Rozier tourne des images pour son film de fin d’études en Provence dans des conditions d’improvisation et d’expérimentation qui participeront d’une démarche artistique qui ne se démentira jamais, même lorsqu’il tournera pour la télévision. La première considération du travail de Jacques Rozier viendra de Jean-Luc Godard lorsque ce dernier publiera un article élogieux sur Resnais, Varda, Demy et Rozier à l’occasion de la présentation de Blue Jeans au festival de Tours.
C’est encore grâce à Godard que Jacques Rozier réalisera son premier long-métrage, l’épatant Adieu Philippine (1962). La critique s’enthousiasme devant un film qui reprend quelques fondamentaux empruntés au Néoréalisme italien et déjà éprouvés dans Blue Jeans pour les appliquer à une œuvre qui ne déconsidère pas pour autant quelques spécificités culturelles françaises. La marque du Néoréalisme se vérifiera tout au long de la carrière de Jacques Rozier comme en témoigne le très beau coffret Potemkine Films dont il est ici question. Principalement, Rozier adoptera et appliquera dans l’approche de la réalisation quelques principes néoréalistes fondamentaux : traitement égalitaire des étapes de fabrication du film, mélange d’amateurisme et de professionnalisme dans la constitution de ses castings, improvisation, adaptation des tournages aux conditions fixées par le réel...
Il en résulte une esthétique particulière qui s’accorde aux intentions premières de la Nouvelle Vague qui avait pour ambition de confronter le cinéma à la réalité du monde et de s’attacher à explorer et à rendre compte des préoccupations des jeunes générations. Il y a également chez Rozier une forme d’insolence qui sied aux cinéastes qui vont émerger au tournant des années 1950/1960. Une insolence qui se manifeste autant dans sa manière de questionner les codes de la fiction cinématographique que dans sa façon de solliciter le spectateur soumis à la densité des films. Car derrière l’apparente simplicité que laissent supposer l’improvisation et les imperfections liées aux principes de filmage, Rozier compose une œuvre relativement complexe puisqu’elle ouvre sur des pistes négligées par la mise en scène. Ce qui laisse aux spectateurs le loisir ou non de s’interroger sur les sous-entendus des situations ou d’emprunter des chemins narratifs que les films n’exploiteront pas directement. Pour cela, pour ménager au spectateur un espace où lui est donnée l’occasion de regarder sous un autre angle une réalité qui le concerne plus ou moins directement, Rozier n’hésite pas à étirer les séquences afin qu’une durée impensable ou en discordance avec le réel s’immisce dans le temps filmique. Rappel, dans une certaine mesure, que nous sommes bien en présence d’une fiction et que cette dernière ne peut fonctionner sans que le spectateur ne puisse s’identifier aux images et aux événements décrits dans les films.
Ce qui nous a frappé lors de la relecture des films proposés dans le coffret Potemkine Films, c’est l’évidence d’un questionnement formaliste sur la nature du cinéma. Le cinéma de Rozier est un cinéma de la parenthèse. Dans une logique réaliste, le cinéaste incorpore des bulles de fiction qui tentent d’intégrer le réel. Manière de mesurer ce qui sépare le quotidien le plus trivial à la complexité de la mise en œuvre cinématographique. Jacques Rozier est en quête d’une vérité qui serait captée par le dispositif filmique lorsque sont provoqués des achoppements du réel par simple contact avec la fiction.
Ces entraves au bon déroulement du quotidien soulèvent la question de l’incommunicabilité que les dialogues ne manquent jamais d’accréditer. Les mots, audibles ou pas, sont superflus, improductifs et affirment une sorte de dichotomie entre le verbe et l’image. Chez Rozier, l’image, par ce qu’elle traduit d’universel, confère au cinéma une qualité qui se refuse aux mots, celle du partage. Le verbe, le langage parlé, dans la diversité des idiomes existants, divise les êtres et les générations. Dans le cinéma de Jacques Rozier, on ne compte plus les situations où les individus n’arrivent ni à s’entendre, ni à s’écouter, ni à se comprendre. Des situations, bien sûr, révélées par l’image qui, dans la durée de restitution des circonstances, insiste sur les limites de la parole. Et nul besoin d’être étranger à un pays pour approcher les limites de l’échange verbal comme en attestent par exemple l’élocution de Marcel Petigas dans Maine Océan ou les incompréhensions liées à la différence de genre dans Du côté d'Orouët.
Ce point de divergence entre l’image et les mots agit sur la mise en scène. Rozier filme alors une gestuelle, des actes et des déplacements qui n’aboutissent nulle part. Figures de l’inutile, les mouvements des corps trahissent aussi un mal-être qui est la conséquence d’une incapacité pour la jeunesse française à vivre dans un monde confectionné par les générations qui la précèdent. Le cinéma de Rozier est alors l’écho d’une fracture sociétale qui répond parfaitement à la rupture formelle occasionnée par l’émergence de la Nouvelle Vague dans le cinéma français entre autres.
Le cinéma imaginé et pensé par Jacques Rozier n’est pas qu’un témoignage sur le fractionnement de la société française. Il y a, ne serait-ce que parce que les films existent et qu’ils ont été montrés au public, la volonté d’initier une réflexion sur la possibilité d’indexer le monde aux nouvelles façons de penser. Même si un résultat positif se fait attendre, il apparaît évident que Jacques Rozier, à force de peindre des situations qui se structurent autour de l’idée de dissonance ou de discordance, devient un témoin privilégié d’une mutation sociétale indispensable à venir. Le cinéaste insiste sur le contraste saisissant qui existe entre le quotidien de ses personnages (travail, gestes et nécessités de la vie courante) et les situations extraordinaires dans lesquelles Rozier les propulse. Que la distance qui sépare l’ailleurs du quotidien de chacun soit plus ou moins conséquente, le lointain en question constitue selon Jacques Rozier une forme d’exotisme qui pourrait accueillir les bases d’un changement. Hélas, s’il existe bien des moments d’élection, très courts en général, le réel rattrape toujours les personnages qui ne peuvent se libérer de leur condition. Il en résulte une certaine mélancolie : l’individu véhicule ses propres limites et il ne sait ou ne peut se soustraire à ses obligations. L’ailleurs n’est donc jamais qu’une promesse déçue. Une de plus.
Sur ce point précis, le cinéma de Rozier rejoint à nouveau le cinéma italien. Un cinéma post-néoréalisme cette fois. Celui des Vitelloni ou des ragazzi, celui des désœuvrés qui peuplent certains films de Visconti, de Pasolini, de Fellini ou encore d’Antonioni. Les trajets deviennent des errances. Les personnages cherchent un espace, un lieu, un endroit où ils pourraient vivre une forme d’accomplissement mais en vain car cela relève du fantasme ou de l’utopie. Tout mouvement, tout déplacement des personnages trahit une gestuelle de l’inutile, du futile et de la vanité.
Nous évoquions une forme d‘insolence dans le cinéma de Jacques Rozier. Si nous en trouvons trace dans le schéma structurel de l’œuvre qui se développe autour de ce qui oppose la fiction au réel, le caractère irrévérencieux de son cinéma se vérifie avec plus de force dans ce qui peut surgir d’images qui superposent la fiction au réel. Le cumul des images proposées dans ce magnifique coffret tend à prouver que Rozier compose un cinéma qui est avant tout une réflexion sur le cinéma. Et toute la beauté de l’œuvre se manifeste dans la tentative illusoire de répondre à la question qui attend pour réponse une définition de l’art cinématographique.
La densité du coffret impose le respect. Les compléments abondent : courts-métrages, émissions de télévision, documentaires, interviews, etc. S’il fallait en extraire quelques uns, citons le remarquable document produit pour la série Cinéastes de notre temps et consacré à Jean Vigo, le travail de synthèse de Louise Dumas ou encore Vive le cinéma : Jeanne Moreau. Mais il faudrait mentionner l’ensemble des suppléments qui fournissent une matière aussi dense que féconde pour approcher au plus juste l’œuvre de cet artiste inclassable.
Crédit photographique : Copyright MK2Films/Potemkine Films/ Raymond Cauchetier-Bella Product
Suppléments :
Adieu Philippine :
Souvenirs d'Yveline Céry (inédit, 2024, 11')
Supplément au voyage en terre "Philippine" de Jacques Rozier (2008, 12')
Adieu Philippine : inspirations musicales (inédit,11')
Film promotionnel d'époque (7')
Blue Jeans, court-métrage de Jacques Rozier (restauration 2K, 1958, 24',SME)
Rentrée des classes, court-métrage de Jacques Rozier (1956, 24')
Du côté d'Orouët :
Jean-François Stévenin à propos du film (2008, 9')
"Paparazzi", court-métrage de Jacques Rozier (restauration 2K, 1963, 22', SME)
"Le Parti des choses", court-métrage de Jacques Rozier (restauration 2K, 1963, 11', SME)
Les Naufragés de l'île de la Tortue :
"Conversation avec Jacques Villeret à propos des Naufragés..." (2008, 7')
"Jacques Rozier, d'une vague à l'autre", documentaire de Emmanuel Barnault (inédit, présenté à Cannes Classics , 2024, 50')
"Dans le vent", court-métrage de Jacques Rozier (inédit, 1962, 8')
"Roméos et Jupettes", court-métrage de Jacques Rozier (inédit, 1966, 8')
Maine Océan :
Entretien avec Bernard Menez (2008, 19')
Guillaume Brac et Sophie Letourneur à propos de Jacques Rozier (inédit, 2024)
Les films de Jacques Rozier par Louise Dumas, critique de cinéma (inédit, 2024, 40')
Blu-ray 5 : Le Théâtre
"Fifi Martingale" de Jacques Rozier (restauration 2K, inédit, 2001, 120')
"Joséphine en tournée", mini-série télévisée de Jacques Rozier (inédit, 1990, 210')
"Revenez, plaisirs exilés (Alceste)" de Jacques Rozier (inédit, 1991, 77')
Blu-ray 6 : La Télévision
"Ni figue ni raisin n°5", émission télévisée réalisée par Jacques Rozier (inédit, 1965, 46 min)
"Ni figue ni raisin n°8 (de Corinthe)", émission télévisée réalisée par Jacques Rozier (inédit, 1965, 55 min)
"Dim Dam Dom : Le Duel long court", sujet télévisé réalisé par Jacques Rozier (inédit, 1967, 6')
"Dim Dam Dom : La Mode printemps 1967", sujet télévisé réalisé par Jacques Rozier (inédit, 1967, 22')
"Nono Nénesse", pilote d'une série de Jacques Rozier et Pascal Thomas (inédit, 1975, 36')
"Marketing mix", court métrage pour une émission télévisée de Jacques Rozier (inédit, 1978, 16')
Blu-ray 7 : Le Cinéma
"Cinéastes de notre temps : Jean Vigo", documentaire de Jacques Rozier (1964, 94')
"Vive le cinéma ! : Jeanne Moreau", émission télévisée réalisée par Jacques Rozier (1972, 67')
"Lettre de la Sierra Morena" de Jacques Rozier (inédit, 1983, 13')
"Comment devenir cinéaste sans se prendre la tête ?", court-métrage de Jacques Rozier (inédit, 1995, 18')
"Un caprice de Poséidon", essai filmique inachevé de Jacques Rozier (inédit, 1989, 74')