Que ce soit au théâtre ou au cinéma, Kirill Serebrennikov s’est imposé comme l’un des maîtres absolus de l’errance entre la réalité et des univers parallèles qui ne cessent de communiquer. Ces espaces hybrides sont constitués d’une part de réalité objective qui, le plus souvent, est contaminée par la subjectivité des personnages concernés. Depuis Le Disciple, le cinéma de Serebrennikov ne cesse de peindre le portrait d’individus incapables de se soumettre aux obligations sociétales perçues comme des freins à leurs désirs ou des figures qui ne peuvent tout simplement pas se satisfaire de ce que leur condition leur réserve.
Dans Le Disciple, puisque le personnage ne parvenait jamais à accorder la réalité à ses aspirations intimes, il s’agissait pour le protagoniste de réduire le monde à un dogme religieux que personne n’osait contrarier. Devant l’engagement aveugle du personnage à la limite d’une folie qui laissait poindre un danger pour quiconque tenterait de s’interposer ou au moins de questionner la foi de l’individu, la raison ployait, la raison reculait, la raison cédait. Restait alors une irrationalité qui parasitait tout, qui envahissait tout y compris l’esprit de ceux qui se pensaient à l’abri du chaos provoqué par le comportement extrême du jeune homme. Dans Leto, la fuite du quotidien passait par la musique. La fièvre qui touchait Petrov donnait l’occasion à ce dernier de se projeter dans un état second et ainsi de concevoir une réalité dans laquelle le personnage pouvait laisser ses instincts courir afin de matérialiser son rejet de la société russe.
Avec Limonov, la ballade, Kirill Serebrennikov poursuit, prolonge et approfondit ces principes qui conditionnent autant le narratif que la forme de son cinéma voire de ses expérimentations théâtrales. Habituellement, les personnages pensés par Kirill Serebrennikov échappent au poids du réel en convoquant dans le récit et dans la forme filmique un ensemble de ressources (musique, images, effets spéciaux, effets de lumière, etc.) qu’ils font entrer en contradiction avec les réalités des univers qui accueillent les fictions. Dans le propos filmique s’ouvrent alors des fenêtres qui révèlent des mondes parallèles qui se substituent pour un temps plus ou moins long au réel. Les personnages s’offrent ainsi, le temps d’une évasion salvatrice.
Ici, dans Limonov, la ballade, Kirill Serebrennikov se doit de surmonter un obstacle de taille : son personnage n’appartient pas au romanesque, Edouard Limonov a réellement existé. Ce fut d’ailleurs le même obstacle qu’Emmanuel Carrère a dû contourner lors de la rédaction du livre sur lequel le film repose. De fait, la transcendance du réel agit aussi bien dans le livre que dans le film mais de manière quelque peu différente. Il n’est plus ici, dans le film, question d’esquiver les contingences sociétales. Dans Limonov, la ballade, les visions constituent des hypothèses qui laissent imaginer les conséquences de décisions subjectives ou d'attitudes individuelles. Ces visions interviennent comme si elles pouvaient à elles seules contredire la marche du destin. Ainsi, les projections d’Edouard Limonov dans le temps futur lui confèrent le rôle de symptôme des maux à venir.
Au contraire d’Emmanuel Carrère qui, dans son livre, fait de Limonov une incarnation de l’histoire moderne de l’URSS puis de la Russie, Kirill Serebrennikov peint le portrait d’un monde occidental malade auquel appartient à la marge la Russie. Edouard Limonov est la cellule déviante d’un système démocratique qui peine encore à exister et qui se voit déjà gangréner par des idées nauséabondes. La figure de Limonov est une allégorie du vide, de la béance que l’effondrement d’un régime a occasionné. Limonov n’est ni plus ni moins qu’un opportuniste à l’intelligence certaine, faisons-lui ce crédit-là, qui profite d’une incapacité étatique et sociétale à adopter les comportements adéquats pour adhérer sereinement à des principes démocratiques calqués sur un modèle occidental.
En revanche, le film conserve les grandes temporalités définies par le livre. Après un prologue soviétique, le film se déroule principalement à New York, là où tout a commencé pour Limonov. Serebrennikov emprunte alors quelques éléments esthétiques vus par exemple dans Taxi Driver (film cité explicitement) afin de retranscrire le lent glissement du personnage dans un état rédempteur et expiatoire. Sombrer, toucher le fond, vivre l’enfer puis rebondir, se relever et se convaincre d’être une sorte d’élu doté, grâce aux expériences vécues, d’un savoir apte à éclairer le monde ou plutôt un monde.
Autre pari de Serebrennikov : rendre palpable le passage du temps. De longs plan-séquences d’une indéniable virtuosité autorisent des audaces visuelles qui traduisent une évolution mécanique donc logique de Limonov. Une force habite le personnage et crédibilise les positions philosophiques, politiques et intellectuelles de Limonov. Si Limonov est le reflet d’un temps, celui du passage de l’URSS à la Russie, il est aussi représentatif d’une déviance prévisible vers des postures populistes et ultra-nationalistes. Limonov est porteur d’une logique qui permet aux observateurs de définir avec certitude quel serait le positionnement de l’individu vis-à-vis de la guerre en Ukraine aujourd’hui. Et sans doute que Limonov tel qu’envisagé par Serebrennikov n’est ni plus ni moins qu’une figuration de ce qui attend nos sociétés occidentales au lendemain des échéances politiques passées et à venir dans de nombreux pays à travers le monde.
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