Splitscreen-review Image de Hiver à Sokcho de Koya Kamura

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Hiver à Sokcho

Publié par - 13 janvier 2025

Catégorie(s): Cinéma, Critiques

Nous avions rencontré Koya Kamura lors de la sortie de son premier court-métrage, Homesick, qui nous avait interpellé par son sujet et par le sens de sa mise en scène. À cette occasion, le cinéaste explorait déjà la nature des relations familiales à travers le prisme de l’intime. Hiver à Sokcho, premier long-métrage de son auteur, adaptation du roman d’Elisa Shua Dusapin commencée en 2020 avec Stéphane Ly-Cuong, continue d’explorer les thématiques chères au cinéaste, comme s’il s’agissait d’un nouveau rendez-vous avec une histoire personnelle. Il est ici encore question de filiation et d’interroger le passé pour y lire l’avenir.

Dans la petite ville portuaire de Sokcho, proche de la Corée du Nord, Soo-Ha (Bella Kim), jeune Franco-Coréenne rencontre, dans son auberge pour touristes de passage, Yan Kerrand (Roschdy Zem), un auteur de bande dessinée venu chercher l’inspiration depuis sa lointaine Normandie. Dès le début du film, le réalisateur a l’habileté de faire apparaître leur rencontre comme spontanée alors qu’il s’agit de la plus prévisible des conjonctures. D’où la délicatesse dont témoigne le cinéaste dans la difficile tâche de filmer un sujet usé jusqu’à la corde.

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Dans le film, Sokcho est un monde aux contours dessinés, une immersion dans les zones les plus intimes de la cellule familiale où les enjeux sociétaux résonnent et tentent d’envahir l’espace, le cadre.

Soo-Ha essaie de pénétrer dans l’espace privé de Yan, sa chambre, ou bien l’espionne à travers une petite ouverture dans le mur qui sépare leurs deux chambres, telle une frontière infranchissable, celle de l’intime et du physique, celle des deux pays.

Car le film concentre son propos sur la révélation de ce qui est caché plutôt que par l’exposition des sentiments, dévoilés par la parole, ou par une caméra sur-interprétative. Comme lorsque Soo-Ha décrit les animaux qu’elle voit dans la forme des rochers, le spectateur est invité à guetter le moindre signe visible pour expérimenter une réalité ou une problématique qui peuvent se transformer en souffrance affective ou morale. Soo-Ha souffre de l’absence d’un père, certes, mais elle souffre plus encore d’un rapport affectif biaisé avec sa mère qui repose sur le secret et le mensonge et sur l’omniprésence hyper-protectrice de cette dernière. C’est une relation en miroir. Soo-Ha projette le passé de sa mère sur son propre présent et est en proie aux tourments du réel, de la reproduction d’un schéma qui dicterait son avenir. En découlent pour Soo-Ha des troubles alimentaires, un rejet de l’image de son propre corps et de l’estime de soi, un rapport entre le montré et le caché. Dans un plan unique, bouleversant d’intimité, un reflet de miroir de bain public, Soo-Ha voit apparaître l’idée qu’elle se fait de son propre corps qui est en réalité la réflexion de celui d’une autre. Soo-Ha n’est peut-être pas la personne qu’elle pense être.

À ce titre, les nombreuses scènes de repas sont souvent l'occasion de la révélation des tourments de chacun. Contrairement aux scènes de bains, ici, l’intimité n’est plus contenue dans le corps. Nous sommes témoins mais nous ne sommes pas conviés à entrer dans l'espace de l’intimité. Ce qui n’est pas sans nous rappeler le travail d’un grand cinéaste de l’intime et des relations familiale, Ozu bien sûr. Comme chez Ozu, la crise familiale est au cœur de Hiver à Sokcho et traduit le drame qui habite la population coréenne ici, ou japonaise chez Ozu, et les tensions qui en résultent construisent une réflexion sur la condition humaine.

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Depuis Homesick, Koya Kamura situe l’action de ses films dans des zones dépeuplées, des no man’s land. D’ailleurs, Koya en japonais signifie « terre désolée ». Le questionnement de l’identité, de notre attachement au monde, est donc partout dans le travail du cinéaste. Homesick se situait dans la zone sinistrée de Fukushima et Sokcho en hiver est une métropole vidée de ses habitants, la raison d’ailleurs de la présence du personnage de Yan Kerrand. Il y a aussi le voyage dans la DMZ, la zone coréenne démilitarisée, qu’entreprennent Soo-Ha et Yan. Passé le checkpoint, il n’y a plus âme qui vive, seulement un musée peuplé de fantômes en tenues militaires que les deux personnages visitent, reliés tous deux par le même écouteur d’audio-guide qui matérialise alors l’immatériel, la seule connexion possible entre eux, le silence.

Koya Kamura a le sens du détail, le sens de la rime filmique. Un silence ici répond à un autre plus tard, l’encre mortelle du poisson fugu ne se mange pas, mais Yan goutte l’encre avec laquelle il dessine, la société coréenne dicte des normes de chirurgie esthétique, mais une patiente devient invisible derrière ses bandes sur le visage…

L’émotion du film de Koya Kamura devient alors esthétique. Elle repose sur la contemplation et est par conséquent liée à un moment privilégié de lucidité et de « voyance » qui nous met provisoirement hors de nous-mêmes et de nos propres désirs. L’image du film, comme les dessins de Yan Kerrand, devient un support de recherche sur la filiation, sur la succession, pour lutter contre la disparition des mémoires individuelles empreintes de solitude, celle de Soo-Ha et celle de sa mère.

On pourrait remarquer que le travail du montage ne laisse pas toujours la place à la permanence des choses, que contrairement au cinéma de Ozu, l’intime ici passe par un découpage (très) serré plutôt qu’une cohabitation du lieu et du temps dans un même plan. Mais le travail de Koya Kamura est également un travail de réflexion sur le cinéma, il fragmente le monde et le réassemble pour le faire apparaître sous un jour nouveau. Il filme les êtres dans leurs parties séparables, les isole et les rassemble pour leur donner une nouvelle dépendance. L’outil cinéma devient alors un moyen d’enjamber les discontinuités temporelles et spatiales comme les différences de nationalités, de cultures.

Le réel de Soo-Ha, privé de sens en tant que tel, ne prend de consistance qu’à condition d’être « habité » par un sens venu d’ailleurs qui vient occuper les lieux. Soudain, ce sont les dessins, lors de séquences animées, qui deviennent le cosmos en entier et observent son microcosme à elle. Et puis Soo-Ha enlève ses lunettes, elle peut désormais voir, il semblerait que le bonheur soit possible.

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Crédit photographique : Copyright 2024 OFFSHORE

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