Splitscreen-review Image de Spectateurs ! de Arnaud Desplechin

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Spectateurs !

Publié par - 20 janvier 2025

Catégorie(s): Cinéma, Critiques

Le titre dit beaucoup. Spectateurs !, le nouveau film d’Arnaud Desplechin, sort des sentiers balisés sur lesquels chemine la cinéphilie lorsqu’il s’agit de situer un cinéaste dans une cinématographie. Spectateurs !, même s’il évoque à l’occasion de citations quelques films de l’histoire du cinéma, ne versera jamais dans la célébration ou dans l’éloge d’auteurs que Desplechin aime. Ce qui compte ici, ce sont ceux qui font aussi, à leur manière, le cinéma. Ceux qui accomplissent un acte qui consiste à se rendre dans un lieu spécifiquement dédié à la projection de films, ceux sans lesquels le cinéma n’existerait pas, les spectateurs. Et Desplechin revendique cette considération. Son film fera l’éloge de ces personnes comme l’affirme avec insistance le point d’exclamation qui clôt le titre.

Mi documentaire, mi fiction, Spectateurs ! assume son statut d’essai filmique. L’ouvrage ambitionne d’étudier un phénomène qui relève de l’inexplicable, de l’irrationnel et qui est pourtant constitutionnel de l’attrait qu’exerce le cinéma sur les individus : tenter d’approcher la manière dont le film travaille notre inconscient. Démarche qui, associée à un cinéaste qui revendique sa cinéphilie, revient aussi à comprendre comment et pourquoi Desplechin fait des films.

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Nous l’avons dit, le film exploite deux champs cinématographiques, celui de la fiction et celui du documentaire. En ce qui concerne le fictionnel, le film de Desplechin décrit la naissance d’une stupéfaction qui se transforme en fascination avant de devenir une passion pour l’image animée. Aujourd’hui, pour Desplechin, le cinéma est un métier qui est, selon l’expérience du cinéaste, redevable du statut de spectateur qu’il a toujours endossé. Au fil du temps et des âges de son personnage principal, Arnaud Desplechin use des artifices de mise en scène que nous lui connaissons, notamment à travers la présence à l’écran de son alter ego, Paul Dédalus. Mais Dédalus n’est pas le seul vecteur de communication entre le cinéaste et le spectateur de son film. Car Spectateurs ! est avant tout un acte de mise en scène, un questionnement.

Nombre de personnages du film interrogent le regard de celles et ceux qui sont assis dans l’obscurité d’une salle à regarder une œuvre qui réfléchit justement à définir ce qui est en train de se jouer entre eux et l’écran de cinéma. Des procédés simples mais efficaces traduisent le lien que Desplechin tisse avec chacun de nous : des regard caméra nous invectivent et nous enjoignent de participer plus ou moins directement à la réflexion globale. Car l’idée du titre est aussi de souligner le rôle de l’événement collectif que suppose la diffusion d’un film dans une salle de cinéma. Et peu importe le film comme en attestent les extraits choisis. Des Lumière à Hunnebel en passant par Dreyer ou Guillermin, ce ne sont,  encore une fois, pas le cinéma et ses auteurs qui sont ici célébrés, mais bel et bien les spectateurs dans leur diversité, dans leur pluralité, dans leur mixité.

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Spectateurs ! éclaire, aiguille, oriente, inspire. Un effort nous est demandé. À partir d’évocations, plutôt que de citations filmiques, Desplechin nous incite à fouiller dans nos mémoires respectives pour participer à la réflexion d’ensemble. C’est-à-dire que la convocation d’univers filmiques que suppose le citationnel n’appartient pas ici à la vision panthéiste du cinéaste mais concerne bel et bien le spectateur. Il nous revient alors de composer avec nos souvenirs de cinéma rappelés par de courts extraits : dégoûts, désarrois ou, au contraire, plaisirs associés à la découverte des œuvres. L’enjeu n’est pas des moindres puisqu’il s’agit ni plus ni moins de reproduire, dans un film qui dissèque son propre fonctionnement, le phénomène qui s’empare de chacun de nous lors d’un visionnage.

C’est tout l’objet de la partie documentaire. Le film est d’abord méthodique et, dans un premier temps, chronologique, avant de s’affranchir du principe pour constituer une frise qui relève de la collecte de matériaux prélevés dans le temps cinématographique sans se soucier d’une quelconque logique temporelle. À partir de la naissance des premières machines de captation et de projection de l’image animée, Desplechin pose les bases d’un propos qui s’affirme dans une tonalité pédagogique qui allie avec brio voix off et montage d’archives.

Puis arrive le temps de la réflexion, celle décrite ci-dessus. C’est aussi le temps de la recherche des causes de l’envoûtement que Desplechin a vécu enfant. Comprendre pourquoi la réalité tronquée que nous propose un film lui est apparue si belle qu’il a abandonné, avec délice le plus souvent, ce qui le reliait au réel.

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Pendant un temps, Spectateurs ! étudie ce rapport si étrange que le dispositif de projection cinématographique établit avec le spectateur. Ce qui intéresse Desplechin, ici, c’est de tenter de cerner et de comprendre la nature de l’exercice visuel proposé à l’observateur afin d’en déterminer les effets physiques ou psychiques. C’est de décoder le processus qui veut que le cinéma captive, enchante, ensorcelle ou hypnotise le spectateur pour le convier à expérimenter une illusion qui est un étonnant voyage immersif. Le mot crucial ici est bien entendu « illusion ». Car sans physiquement se déplacer, le spectateur voyage. Dans son immobilité concrète, le spectateur agit, il participe.

Les mots manquent à Desplechin enfant. Mais sa perception de l’événement cinématographique ne cesse, elle, de s’incarner dans les images projetées et donc de s’intensifier, de s’affirmer au fil du temps. Vient alors la conscience d’une subjectivité émotionnelle qui entre en action à chaque visionnage. Cela structurera d’ailleurs le dernier tiers du film, peut-être pas le meilleur. Mais ce passage prend tout son sens dans l’élaboration et dans la réalisation du projet dans son ensemble.

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Plus besoin d’avatars, fini Paul Dédalus, place à Arnaud Desplechin qui vient lui-même habiter les images de son film. L’auteur en profite alors pour revisiter et tenter de comprendre l’un de ses plus grands chocs émotionnels de cinéma, la découverte de Shoah de Claude Lanzman. Dans la matérialité de sa représentation, Arnaud Desplechin se frotte à l’exercice périlleux de l’explication qui consiste à percer le mystère qui entoure la nature des sensations éprouvées par un spectateur. À travers la subjectivité ultime du propos, nul doute que Desplechin, sans y paraître, touche à l’universel. Que le cinéaste soit rassuré. L’expérience individuelle et collective qu’il nous propose ici n’en est que plus belle.

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Crédit photographique : © Les Films du Losange / ©-CG-Cinema

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