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Mon parfait inconnu
Publié par Stéphane Charrière - 22 janvier 2025
Catégorie(s): Cinéma, Sorties DVD/BR/Livres
Voilà un curieux objet. Mon parfait inconnu, premier long-métrage de Johanna Pyykkö, se présente comme un voyage au pays des illusions. Pour être plus précis, il est question ici de plonger dans l’intimité d’une jeune femme qui s’invente une vie « idéalisée » ou, en tout cas, répondant au moins à ses fantasmes du moment. Mythomanie ? Certes, mais ce qui intéresse la cinéaste, ce sont les causes et les effets de ce penchant maladif. Très vite, il apparaît que les conditions d’affleurement des premiers signes de déformation du réel résultent d’une incapacité à vivre tout ou partie des désirs enfouis qui hantent Ebba (Camilla Godø Krohn).
La vie d’Ebba, à travers les éléments qui nous parviendront au fil des séquences, est faite de frustrations, d’espérances improbables, d’appétences singulières, d’aspirations irraisonnées et, bien sûr, d’une sensualité contrariée. Ebba n’a pas grand-chose qui plaide en sa faveur pour assouvir ses ambitions : elle travaille au nettoyage de locaux divers sur le port d’Oslo, fragmentation familiale, volonté d’indépendance entravée, etc.
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Tout change lorsque les propriétaires de l’appartement en sous-sol qu’elle occupe dans un quartier riche d’Oslo lui confient le soin de s’occuper de leur maison dans son ensemble. Sitôt les propriétaires partis, Ebba investit les lieux et principalement l’étage supérieur, lieu d’habitation de ses propriétaires. Elle inspecte, elle envahit l’espace jusqu’à ce qu’un incident, a priori anodin, lui rappelle qui elle est et la place qui devrait être la sienne. Ebba renverse et casse une statuette. C’est le début d’une plongée dans sa psyché.
Les résonnances entre les petits riens visibles et leur impact sur Ebba se développent pour contaminer tout l’environnement filmique. Ainsi, le premier écho tangible entre les affects de la jeune femme et la réalité de son quotidien se manifeste par une apparition étrange. En quittant son lieu de travail, un soir, Ebba découvre le corps d’un homme inerte. Aussi brisé que la statuette de ses propriétaires, l’homme en question répond en plusieurs points aux fantasmes d’Ebba : il est amnésique, il est étranger (Bulgare) et ne parle pas le norvégien, il est un archétype du beau bad boy... Il semble cocher toutes les cases de l’imaginaire érotique d’Ebba. Alors Ebba scénarise une situation qui lui donne le pouvoir de décider de la vie du jeune homme.
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Ce personnage masculin (Radoslav Vladimirov) devient, pendant un temps au moins, une créature, telle une poupée, qu’Ebba contrôle. Ebba invente une histoire qui devient une sorte de film dans le film. Là est toute la subtilité de la mise en scène qui parvient à conjuguer deux visions sur les événements. D’abord, il y a le regard sur les situations assujetti à la subjectivité maladive d’Ebba à travers une mise en scène qui se soumet à la vision du monde de la jeune femme. Et, parfois dans une même séquence, se juxtapose à la subjectivité du personnage le regard de la cinéaste qui introduit une certaine distance quant aux péripéties qui balisent le récit filmique. La forme change et adopte les différents points de vue en respectant les procédés courants. Par exemple, dans un même élan cinématographique, l’usage d’une caméra portée qui colle aux désirs d’Ebba sera contredit par des plans distanciés où les panoramiques deviennent la mesure étalon. De la même manière, les plans serrés (gros plans, plans rapprochés) alternent avec des plans larges afin de rappeler la présence jamais lointaine du réel. Si la cinéaste navigue entre l’immersif (caméra portée et plans serrés qui suivent le point de vue d’Ebba) et les plans distanciés à résonnances cérébrales, voire cosmogoniques, c’est justement pour marquer les frontières qui séparent ces deux territoires. Le spectateur assiste alors à deux projections en un film. C’est un pari, une proposition filmique, une éventualité narrative et une possibilité formelle.
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Pour soutenir cette idée, Mon parfait inconnu joue d’abord avec la présence suggestive d’éléments propres à évoquer comment la subjectivité de la vision d’Ebba s’accommode des réalités périphériques avant de bifurquer, dans sa seconde partie, vers un retour au réel plus fort que tout. Reste que, comme dans toute fable, des constats auront été effectués, des règlements de compte aussi (voir comment Ebba agit avec le couple de voisins qui devient une sorte de couple parental de substitution) et le personnage d’Ebba aura changé. Forte des expériences vécues, Ebba poursuivra le cheminement de sa construction identitaire, comme le suggère le cadeau que lui offrent ses propriétaires à leur retour. Mon parfait inconnu affiche alors une prétention nouvelle. Le film dévie vers une orientation philosophique du récit que le spectateur distrait n’aura pas vu arriver. Cette nouvelle insinuation finale ouvre des perspectives que le film ne montrera pas mais qui souffle l’idée que l’initiation d’Ebba n’est pas terminée.
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En complément de programme figure un court-métrage de la réalisatrice, The Manila Lover réalisé en 2019. Ce film court possède déjà nombre de qualités repérables et se développe déjà autour de quelques problématiques communes avec Mon parfait inconnu : désirs confrontés au réel, incapacité de s’affranchir des barrières systémiques, inaccoutumance au quotidien…
Crédit photographique : Copyright Pyramide Distribution
Supplément :
Court-métrage : « The Manila Lover » de Johanna Pyykkö (2019, 26’)