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Peu de genre ont été autant le fruit d’expérimentations esthétiques que celui de l’horreur. Il y a une forme de fascination universelle et intemporelle suscitée par la peur, ce sentiment dont la polymorphie semble infinie. Chaque culture et génération, nourries par les expérimentations des précédentes, apportent au genre une nouvelle facette comme en témoignent certains phénomènes récents sur Internet. Il y a encore une dizaine d'années, la mode était aux creepypastas, ces légendes urbaines nourries par le photomontage et les possibilités de partage d’Internet, mais un autre style est ensuite né du croisement de ces histoires et d’autres qui les ont précédées : l’Analog Horror. Celui-ci, popularisé par des séries tel Local 58 de Kris Straub, s’ancre dans l’esthétique des photos granuleuses et vidéos pixelisées des années 80 et 90. L'horreur se retrouve aujourd’hui autant dans des vidéos partagées sur les réseaux sociaux que dans des jeux vidéo. Pour comprendre les mécanismes de ce phénomène, le jeu Home Safety Hotline de Nick Lives et David Johnsen semble être un prototype valable.
Le joueur y incarne un opérateur téléphonique en période d’essai pour la compagnie du même nom en 1996. Son travail est des plus simples en principe. Des personnes vont appeler pour décrire des petites choses qui les inquiètent dans leur quotidien et dont ils ne parviennent pas à identifier l’origine. Le joueur doit alors fouiller sa base de données pour identifier ce qu’il se passe chez eux, comme la présence de moisissure, de rongeurs ou un départ de feu, afin d’envoyer l’information au service concerné pour gérer la situation. Néanmoins, à mesure que les jours passent, la base de données va s’enrichir de nouvelles fiches décrivant des entités paranormales, telles que des gnomes, des leprechauns ou des champignons chanteurs.
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Ces monstres s’inspirent parfois des entités féériques traditionnelles. C’est-à-dire qu’à l’inverse de l’image enfantine ancrée dans l'inconscient collectif moderne par l’industrie du divertissement, ces monstres peuvent être très dangereux pour l’homme. Les appels vont alors devenir de plus en plus inquiétants puisque la base de données révélera que dans certains cas la vie de l’interlocuteur, concrétisée par une photo réalisée, est en danger. Donner une mauvaise fiche peut entraîner un rappel de la personne concernée en pleine panique, voire sur le point de mourir. Pourtant, même si le joueur donne une réponse correcte, la satisfaction ne semble pas vraiment de mise. La place qu’occupe le joueur dans cet univers lui suggère après tout des idées terribles.
Le gameplay et l’esthétique du jeu ancrent le joueur dans son statut d’employé. Il n’a pas d’autre rôle que lui-même et son espace ludique se limite à l’écran de son poste de travail qui est des plus standardisés. Une journée de travail bien remplie n’est d’ailleurs récompensée qu’avec un coupon de réduction pour des objets triviaux comme un spray anti-insecte ou un fer à cheval. L’immersion est ainsi renforcée par un cadre réaliste qui implique le joueur en personne dans une structure bureaucratique où les interactions sont limitées. Home Safety Hotline se rapproche donc plus de la simulation d’employé de bureau que du jeu d’aventure. Il n’est là que pour accomplir une tâche redondante avec un ordinateur dont le format vieillot lui laisse le sentiment d’être mal équipé face à la menace.
Ce modèle de narration, par le prisme du milieu de l’entreprise, sans protagoniste identifié ni récit ambitieux, implique que les horreurs découvertes ne relèvent pas d’une perturbation de la normalité à laquelle le héros peut mettre fin par sa puissance. La base de données aux couleurs monotones et à la classification claire évoque plutôt une forme de banalité. La hotline est un environnement bureaucratique qui réagit à un univers dans lequel la présence du monstrueux est une loi fondamentale. Ce que confirment les photos dans les fiches d’identités inspirées des œuvres de Trevor Henderson et d'Eduardo Valdés-Hevia, deux artistes dont les monstres apparaissent dans des visuels aux allures de photos, participant à un sentiment de réalisme.
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L’esthétique de l’Analog Horror rejoint ici avec pertinence une logique narrative d’inspiration lovecraftienne. En effet, les visuels floutés et granuleux, en plus de masquer les imperfections du photomontage, donnent le sentiment de contempler un événement capturé sur le vif. Les images présentées s’imprègnent d’un réalisme proche du documentaire et du found footage, genre cinématographique dont The Blair Witch Project est le prototype le plus connu. Une vision proche de ce que l’écrivain H.P. Lovecraft proposait dans ses nouvelles horrifiques parfois rédigées tels des journaux intimes et courriers d’hommes de science. Dans les deux cas, l’horreur née d'un floutage de la frontière entre la réalité et la fiction par l’usage d’une approche rationnelle.
La base de données d’Home Safety Hotline et ses fiches s’inspirent d’ailleurs ouvertement de celles de la SCP Foundation, phénomène Internet où une société secrète décrit des phénomènes paranormaux dans des rapports scientifiques rigoureux, plutôt que des récits chapitrés. Ceci dans le but d’offrir un sentiment de réalité à une horreur cosmique sous-entendue. Ces œuvres s’inscrivent donc dans la continuité d’une vision, entamée par l’écrivain de Providence, proche d’une inversion du rapport classique de l’homme à la science et la raison.
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Celles-ci ont toujours été considérées comme le moyen pour l’homme de vaincre la superstition et prendre le contrôle de son environnement, que ce soit par la compréhension scientifique ou l’organisation bureaucratique. En substance, il s’agit d’augmenter son sentiment de contrôle pour ne plus avoir peur du monde. Cependant, la vision lovecraftienne dans laquelle s'inscrivent des œuvres comme Home Safety Hotline fait de ces approches une source encore plus grande de terreur.
L’Analog Horror participe de cela car les vidéos des années 80 et 90 évoquent la démocratisation des outils de capture de l’image. Le pouvoir de figer l’espace-temps et de préserver une information est à la portée de tous. Seulement dans ce cas, la technologie, fruit de la science, confirme l’existence de la superstition. Les monstres, et l’impuissance de l’homme qu’ils évoquent, ne sont plus le fruit de l’imaginaire d’un âge d’ignorance, mais un fait concret qui peut toucher tout le monde. Le savoir, comme l’évoque Lovecraft dans son incipit de L’appel de Cthulhu, amène des perspectives terrifiantes sur la réalité et la place que l’homme y occupe. Cette terreur est d’autant plus amplifiée que ses agents sont désormais classés de façon bureaucratique, une méthode rationnelle qui en fait ainsi une fatalité avec laquelle il faut composer.
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En somme, les œuvres qui s’inscrivent dans la tendance de l’Analog Horror peuvent être vues comme une mutation moderne de l’horreur lovecraftienne. Du Mandela Catalogue d’Alex Kister aux Backrooms de Kane Parsons, en passant par les photomontages de Trevor Henderson, se retrouve l’idée que la technologie, symptôme de la raison scientifique, confirme l’impuissance de l’homme au sein d’un univers habité par l’horrible. Dans le jeu de Nick Lives et David Johnsen, cette idée se voit combinée à une simulation pour mieux imprégner le joueur du rôle d’un employé ordinaire dans l’univers d’Home Safety Hotline, dans lequel il n’occupe pas un rôle central et ne possède qu’un ordinateur bas-de-gamme. Son incrédulité suspendue par le réalisme esthétique de l’Analog Horror, les appels inquiets qu’il reçoit deviennent un rappel constant de la fragilité humaine et que l’ignorance peut être une grâce.
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Crédit image : ©Night Signal Entertainment