
Ma vie, ma gueule
Publié par Stéphane Charrière - 17 février 2025
Catégorie(s): Cinéma, Sorties DVD/BR/Livres
Ma vie, ma gueule sera donc le dernier film de Sophie Fillières. Décédée entre le tournage et le montage du film à l’été 2023, Sophie Fillières avait cependant laissé le soin à ses enfants, Agathe et Adam Bonitzer, de finaliser le travail en compagnie de ses collaborateurs. Le film interpelle. Non pas parce qu’il s’agit d’une œuvre posthume mais bien pour son sujet et l’interprétation de celui-ci par Agnès Jaoui.
Ma vie, ma gueule, dès le titre, insiste par le double usage de l’adjectif sur l’importance de la première personne du singulier. L’accent est mis ici sur le lien interpersonnel qui existe entre Sophie Fillières et le personnage central de son film. À moins qu’il ne soit question de souligner la dépendance du sujet à sa créatrice ? Peu importe. S’il serait hasardeux d’imaginer le personnage de Barberie Bichette (Agnès Jaoui) comme un double de la cinéaste, il est cependant difficile de faire abstraction des liens évidents qui existent entre un personnage de poétesse qui cherche à comprendre ce qui, dans son rapport au monde, dissone et une cinéaste qui a toujours pensé son écriture comme la revendication d’une forme d’éloignement du réel.

Le film, dans sa construction, est étrange. Décousue, la dramaturgie prend des allures de sketchs qui, sans réelle continuité temporelle, racontent la personnalité de Barberie Bichette. C’est que cette dernière rencontre les pires difficultés à habiter le monde. Le film, découpé en trois parties nommées Pif, Paf et Youkou !, répertorie minutieusement les complexes discordances qui animent Barberie Bichette. Car pour s’accorder avec le monde, encore faut-il déjà être en communion avec soi-même. Or, ce n’est pas le cas. Ce que la mise en scène explicite par l’emploi permanent d’une caméra portée qui, dans ses tremblements, rappelle au spectateur l’instabilité du personnage. Barberie tente pourtant de se façonner une identité qui ferait consensus en accommodant ses désirs à ses réflexions. Mais il faut, pour que cela fonctionne, définir les essentialités sur lesquelles le personnage pourrait se reposer. Pas simple, voire impossible. Alors, le film adopte une logique qui distille une poétique du désenchantement avec laquelle Barberie devra apprendre à composer. Pas simple non plus.

La mise en scène ne minimise d’ailleurs jamais la rémanence des phénomènes d’achoppement qui abondent notamment dans tout ce qui relève du relationnel à autrui. Les maladresses de Barberie tiennent de l’incompréhension, de l’inadvertance ou de la méprise. De ces situations émerge un comique qui, s’il n’emporte pas dans un rire franc et massif, entraîne le film sur le terrain d’une nouvelle forme de prosodie qui consiste à identifier ce qui relie Barberie au monde et à ses proches en particulier.
De ce point de vue, Agnès Jaoui, dès l’ouverture du film, exploite remarquablement les possibilités expressives de son visage. Il y a là une application à former, en fonction des situations et de l’évolution du personnage, une suite de signes nouveaux qui renseignent sur le cheminement des pensées intérieures. De l’incomplétude première, la scène d’ouverture dans laquelle l’écriture de Barberie est interrompue par un appel téléphonique, le personnage en tirera une identité qu’elle tentera d’enrichir au fil de ses expériences plus ou moins traumatisantes.

Alors le rire pour exorciser les peurs, les démons et la souffrance qui résulte d’une incapacité à communiquer avec autrui. Le phénomène d’autodérision que perçoit le spectateur d’emblée ne répondra pas aux mêmes conditions au fil de l’œuvre. C’est que l’autodérision se cultive, s’apprivoise pour qu’elle intègre un schéma positif. Dans la première partie du film, il y a une forme de violence qui habite les situations vécues par le personnage (le rendez-vous chez le psy, l’écoute malencontreuse des propos tenus par la fille de Barberie à l’encontre de sa mère, la réunion de travail, etc.). Dans la dernière partie du film, l’autodérision est entretenue par le personnage qui voit dans la domestication du tragicomique de son existence la possibilité de s’affranchir des entraves qui l’asservissent.
La vie de Barberie change, bifurque et prend la direction de Youkou ! Il s’agira pour le personnage de composer avec le réel pour enfin tenter de devenir l’actrice et la réalisatrice de sa propre vie. Ma vie, ma gueule invite à penser que l’existence, même constituée de discordances, de maladresses et de blessures, est un voyage intérieur où l'autodérision et l'acceptation de soi sont des clés essentielles. Ainsi, les pérégrinations de Barberie Bichette encouragent le spectateur à méditer sur son propre cheminement et à embrasser les contradictions qui le hantent.
Le film s'accompagne de suppléments riches. On notera parmi les courts-métrages proposés, Des Filles et des chiens tourné en plans-séquence où deux adolescentes (Sandrine Kiberlain et Hélène Fillières) devisent sur la vie et le monde dans un échange qui donne le ton de ce que sera l’œuvre de Sophie Fillières : un univers versé dans l'exploration d'un tragique existentiel contesté par de facétieuses et habiles joutes verbales. Enfin, figure aussi la captation de l'hommage rendu à Sophie Fillières au Forum des Images en 2024.

Crédit photographique : Copyright Christmas in July
Suppléments :
- 4 courts métrages de Sophie Fillières réalisés dans le cadre de ses études à La Fémis :
« Rien » (1987, 5’)
« L’Insu » (1987, 12’)
« La Fille du directeur et la correspondante anglaise » (1989, 14’)
« Des filles et des chiens » (1991, 5’)
- Hommage à Sophie Fillières au Forum des Images 2024 (91’)