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L’incinérateur de cadavres
Publié par Stéphane Charrière - 27 février 2025
Catégorie(s): Cinéma, Sorties DVD/BR/Livres
Le principe n’est pas nouveau et pourtant L’incinérateur de cadavres de Juraj Herz étonnera plus d’un spectateur. Le film a pour socle narratif un postulat qui fut celui de quelques réussites notables dans l’histoire du cinéma puisque L’incinérateur de cadavres nous propose de revisiter le monde à partir d’une subjectivité maladive. Nous pensons à des œuvres telles que Le cabinet du Docteur Caligari (1919), Vampyr (1932), Les yeux sans visage (1960), Qu’est-il arrivé à Baby Jane (1962), Repulsion (1965) ou encore Persona (1966) pour ne citer que des œuvres antérieures à celle de Juraj Herz. Autant d’œuvres qui ont flirté avec ce type de dramaturgie aux conséquences formelles inévitables. Mais, le contexte historique, l’époque et le recentrage du récit sur un seul et unique personnage évoque plutôt M le maudit (1931) de Fritz Lang même si dans ce dernier film la vision maladive du monde de Hans Beckert ne nous est partagée que de manière diffuse.
La trame tourne donc autour d’un personnage, Karl Kopfrkingl (Rudolf Hrušínský), qui est le directeur d’un crématorium à Prague dans l’entre-deux guerres. Individu a priori respectable et respecté, Karl Kopfrkingl semble de surcroit être un mari attentionné et un père attentif à l’éducation de ses deux enfants. C’est ce que les apparences supposent, c’est ce qui caractérise Karl Kopfrkingl aux yeux des autres personnages du film. Mais le spectateur, dès la première séquence, une sortie familiale au zoo local, est avisé de la présence d’anomalies pathogènes constitutives de la personnalité de Karl Kopfrkingl. Le film s’ouvre sur une suite de très gros plans. Ce choix de mise en scène découpe, décompose et fragmente à la fois la psyché de l’individu mais également le monde tel qu’il le perçoit pour installer un malaise qui ne se dissipera jamais. D’abord dérangeant, le regard sur le monde de Kopfrkingl deviendra inhospitalier lorsque, par le montage, son esprit sera associé à des prédateurs.
L’ensemble est filmé de manière à distiller de l’étrangeté. Nous passons de très gros plans sur le visage de Kopfrkingl à des très gros plans sur les animaux du zoo (léopard, crocodile, boa, lion, tigre). Une voix off, celle du personnage, accompagne le montage qui ne semble suivre aucune logique narrative précise. C’est tout le contraire. Le montage de la séquence répond à la volonté de définir par un jeu de collisions visuelles et auditives le personnage de Kopfrkingl. Le décalage entre le son et l’image traduit une instabilité qui trouve sa logique dans l’absence apparente de lien de causalité entre les images et la voix off de Kopfrkingl. De plus, l’alternance de très gros plans sur le visage du comédien et sur les animaux du zoo établit un lien indéfectible entre l’animalité et l’humanité, entre l’enfermement et le schéma maladif qui définit et structure l’identité du personnage. Le très gros plan, d’un point de vue sémantique, déréalise l’objet filmé. Le très gros plan extrait un fragment du tout. Le sens et la fonctionnalité attribués généralement à l’élément cinématographié en sont altérés. Dépossédé de son sens premier, l’objet filmé se charge alors de symbolique. La segmentation visuelle qui découle de cette valeur de plan instaure une distance entre le spectateur et le personnage qui ne sera jamais abolie. Pour Juraj Herz, s’il s’agit bien de nous donner accès à la vision du monde d’un malade mental, il est avant tout question d’en mesurer les conséquences directes sur autrui, sa famille, bien sûr, mais aussi sur le tissu social dans lequel Kopfrkingl évolue.
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Le décalage nommé plus haut sera toujours au centre du propos. Juraj Herz, pour consolider son intentionnalité, utilise une partition musicale pour, là encore, créer une dissonance qui incite le spectateur non pas à s’identifier aux personnages mais à observer comment se déroulent les séquences du film. Ainsi, la forme est au centre du propos. C’est ce que confirme le générique qui fait suite à la séquence du zoo. Une photographie de la tête de Kopfrkingl est déchirée pour laisser apparaître le nom des collaborateurs de Herz sur ce film. Outre le phénomène de dissociation identitaire qui se prolonge au-delà de la séquence d’ouverture, le générique, phénomène qui rappelle la présence d’une technicité qui sert à la fabrication du récit, intensifie les réflexions nées dans la scène du zoo. Mais le générique ne se contente pas que de cela. Il déploie ensuite toute une série de plans sur des parties de corps humains qui s’agglomèrent à l’écran selon un principe qui évoque un collage surréaliste (nous savons Herz sensible à cette question du surréalisme puisqu’il fut d’abord l’élève puis un collaborateur de Jan Švankmajer, l’un des membres les plus influents du groupe surréaliste praguois). Le principe de collage est adopté littéralement. Il s’agit bien ici d’associer des éléments disparates et dissemblables (musique, photographie, texte du générique et le film) afin de créer un nouvel espace représentatif qui échappe à un domaine tangible précis. Il se confirme donc que le film, dans la juxtaposition des matériaux divers qui le constituent, tend à provoquer des pensées qui se soustraient à toute forme de rationalité. Le film devient alors le support d’un processus qui vise à traduire toutes les nuances des troubles qui affectent la pensée de Karl Kopfrkingl.
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D’autres procédés, présents dès la séquence d’ouverture, s’inviteront dans l’écriture filmique au fil des séquences. Autant de rappels de l’état mental du personnage central. L’emploi d’un objectif grand angle nourrit certains plans de la subjectivité de Kopfrkingl. Sa folie se manifeste dans la déformation du monde que le film nous donne à voir. Car, contrairement à l’usage qui est habituellement fait du grand angle, il n’est ici jamais question d’incorporer dans le plan un maximum d’informations objectives afin d’inscrire le personnage dans le vaste monde. Bien au contraire. Il est plutôt question de cultiver un phénomène soustractif et d’insister sur les discordances existantes entre Kopfrkingl et le réel. L’insertion de ces plans tournés avec un objectif proche du « fish-eye » dans une suite de plans tournés avec des objectifs traditionnels commente le désordre et le déséquilibre qui hantent le personnage de Kopfrkingl pour en faire un individu qui habite un espace que seul lui connaît, celui de sa folie.
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Par ailleurs, le montage agit sur notre perception du film et du personnage. D’abord lorsque le cinéaste alterne entre des plans courts et des plans plus longs pour démontrer l’incapacité de Kopfrkingl à fréquenter tout espace rationnel (spatial ou temporel). Car Kopfrkingl passe son temps à rectifier le réel pour l’ajuster à sa propre conception du monde. Il voit une chose et en imagine une autre, ce qui se manifeste par la présence d’inserts, parfois très brefs, qui ne sont que la manifestation concrète des pensées de Karl Kopfrkingl. Ainsi, Juraj Herz nous donne à voir ce que le personnage imagine lorsqu’il voit. Si la déstabilisation du personnage est effective et sans cesse rappelée à l’écran, c’est parce que le cinéaste affirme son intention de nous maintenir à l’écart de toute identification.
Il en va de même avec un autre procédé de montage. Certaines scènes se terminent sur un gros plan ou un très gros plan sur le visage de Karl Kopfrkingl alors qu’il s’exprime à voix haute. Puis, un dézoom brutal surgit dans le discours filmique pendant que le comédien termine sa réplique. Le spectateur constate que le raccord assure une continuité narrative alors que l’action se poursuit dans un décor différent. Ainsi, le film devient le reflet d’une discontinuité spatiale et temporelle qui, là encore, renseigne sur les troubles du personnage principal.
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L’expression cinématographique qui régit L’incinérateur de cadavres retranscrit l’incapacité d’un individu à épouser toute forme de rationalité. L’une des grandes réussites du film réside dans l’habileté de Juraj Herz à édifier une œuvre qui explore, à travers la précision de sa propre construction, la folie d’un homme ordinaire qui, par ses fonctions, peut exercer différentes activités sans que cela n’interfère avec la considération que lui témoigne son entourage. Un statut social suffit à être exonéré de doutes ou de questionnements. Il y a, dans l’approche psychologique du personnage de Kopfrkingl quelque idée qui rejoint, au moins dans sa ligne directrice, le concept de « banalité du mal » d’Hannah Arendt. Kopfrkingl n’est qu’un individu médiocre et malade à qui il a été confié la responsabilité d’un crématorium sans que l’on se préoccupe de savoir si cet homme est psychologiquement stable. Le film ouvre alors un champ de possibilités narratives dont l’étendue tolère sans surprise le surgissement du nazisme. Le monde filmique se transforme alors et Kopfrkingl, l’incinérateur de cadavres, trouve enfin le moyen de se fondre dans une société où il aura sa place, très haut dans une hiérarchie sociale qui s’est accommodée des pires folies.
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L'abondance et la qualité des compléments raviront les cinéphiles. Citons Brutalités récupérées (1965), court-métrage de Juraj Herz pensé initialement pour intégrer un film à sketchs basé sur l'adaptation de nouvelles de Bohumil Hrabal. Qui a lu quelques écrits de l'écrivain se plaira à reconnaître la tonalité si particulière qui définit l’œuvre de Hrabal. Entre grotesque et banalités, le film décrit à merveille l'improbable fonctionnement d'une petite entreprise chargée de recueillir avant destruction tout ce qui a fait l'objet d'une impression papier et que l'on estime désormais ne plus servir à rien. Au-delà de ces papiers qui terminent leur vie dans une cour d'immeuble, ce sont aussi les individus qui travaillent là et ceux qui passent par la cour en quête de sens qui font la richesse d'une œuvre qui a pour sujet une curieuse condition humaine. Toujours au niveau des compléments, mentionnons également les interventions bienvenues de Garance Fromont et de Christian Paigneau qui, dans deux modules principalement, reviennent sur la Nouvelle Vague tchèque sur le travail de Juraj Herz sur L'incinérateur de cadavres. Un autre supplément étonne. Repris d'une précédente édition du film, This way to the cooling chamber, document de Daniel Bird, nous invite à suivre Juraj Herz dans une visite des crématoriums qui ont servi de décor au film. Humour dans la continuité du film principal garanti.
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Crédit Photographique : © Malavida
Suppléments :
- "Brutalités récupérées", 1er court métrage de Juraj Herz (1965, 32', VOST)
- "This Way to the Cooling Chamber" : Documentaire de Daniel Bird (2017, 22', VOST)
- Interview de Juraj Herz, Stanislav Milota et Vlasta Chramostova (2008, 16', VOST)
- "Juraj Herz et L'Incinérateur de cadavres" par Christian Paigneau, réalisateur de "Un contre de fées tchécoslovaques", et Garance Fromont, chercheuse et enseignante en cinéma spécialiste de la Nouvelle Vague tchécoslovaque (2024, 55')
- "Histoire, politique et Nouvelle Vague tchécoslovaque" par Christian Paigneau (2024, 38')
- Analyse esthétique par Garance Fromont (2024, 10')