
Festival de Cannes 2025, deuxième semaine : traumatismes et blackout
Publié par Birgit Beumers - 28 mai 2025
Catégorie(s): Cinéma, Expositions / Festivals
Événement : la compétition officielle touchait tout juste à sa fin lorsqu’une panne de courant massive plongeait Cannes et ses environs dans le noir, le jour même de la cérémonie de clôture. Les projections furent momentanément interrompues avant de reprendre grâce au système de secours du Palais des Festivals. Auparavant, durant cette deuxième semaine, les films en compétition ont poursuivi leur exploration des rapports entre les structures du pouvoir et les individus. Le plus marquant à cet égard fut le lauréat de la Palme d’Or, Un simple un accident de Jafar Panahi. Le cinéaste iranien y interroge, avec finesse et retenue, les notions de vengeance et de remords, alors qu’un groupe d’ex-prisonniers politiques se retrouve face à son bourreau. Ce récit tisse également un lien fort avec l’autre grand thème de cette sélection cannoise : le traumatisme.

Par un hasard fortuit, le garagiste Vahid reconnaît en pleine nuit l’homme, Eghbar, qu’il croit responsable des tortures qu’il a subies en détention. Il le kidnappe et sollicite l’avis d’autres anciens détenus pour confirmer son identité. Se forme alors un groupe hétéroclite : Goli, en robe de mariée avec son fiancé Ali posant pour des photos ; leur photographe Shiva ; Hamid, un ouvrier excentrique et Salar, un bibliothécaire qui refuse de participer à la confrontation car pour lui, la page est tournée. Comment ces hommes et ces femmes vont-ils gérer cette situation où le pouvoir change de camp ? Vont-ils céder à la haine et devenir eux-mêmes des bourreaux ? Sauveront-ils ou condamneront-ils la femme enceinte du tortionnaire ? Et surtout, comment les séquelles de l’emprisonnement ont-elles transformé leur humanité ?

Fait intéressant, tous les films honorés cette année se sont penchés sur la question du traumatisme, délaissant quelque peu la thématique pouvoir/individu, dominante en première semaine. Sound of Falling de Mascha Schilinski explore la transmission du mal-être familial sur plusieurs générations, tandis que Sirat d’Oliver Laxe aborde la douleur indicible liée à la disparition d’un enfant et à la perte d’un autre. Ces deux films ont partagé le Prix du Jury. Le Grand Prix a été attribué à Valeur sentimentale de Joachim Trier, lui aussi centré sur les liens familiaux.

D’autres films ont également évoqué le traumatisme, mais avec des résultats inégaux, voire franchement décevants (pour ne pas dire traumatisants pour le spectateur). Dans Die My Love de Lynne Ramsay, l’actrice Jennifer Lawrence incarne une femme en proie à une dépression post-partum virant à la psychose. Internée, elle laisse sa famille — mari, belle-mère — désemparée... tout comme le spectateur.

Carla Simón, après le très beau Nos soleils (Ours d’Or à Berlin en 2022), nous laisse perplexes avec Romería, où la jeune Marina, orpheline de parents morts du sida, arrive à Vigo pour la recherche d’un document nécessaire pour une bourse universitaire. Elle filme son parcours — elle rêve d’étudier le cinéma — et revisite, via des flashbacks, la relation de ses parents dans les années 80. Semi-autobiographique, le film semble hésiter : la visite est-elle un vrai tournant ou juste un passage obligé ?

The History of Sound d’Oliver Hermanus évoque inévitablement Brokeback Mountain, tant dans le ton que dans le décor. David (Josh O’Connor) et Lionel (Paul Mescal), deux étudiants en musique à Boston, vivent une idylle dans la nature tout en enregistrant des chants folkloriques. Leur séparation laissera des traces indélébiles chez David, jusqu’à ce que, soixante ans plus tard, les enregistrements ressurgissent et offrent un apaisement au vieux professeur.

Woman and child de Saeed Roustaee, malgré une charge émotionnelle importante, déçoit par la faiblesse de sa narration. Une mère veuve y affronte le suicide de son fils adolescent, victime de violences chez ses grands-parents. Le thème du traumatisme se retrouve aussi, de façon plus décalée, dans Mastermind de Kelly Reichardt, où Josh O’Connor incarne un étudiant frustré qui prépare un vol d’œuvre d’art pour se venger sur son professeur. Un prétexte narratif bien maigre pour un film tout aussi creux. Enfin, Jeunes Mères des frères Dardenne, récompensé du prix du Meilleur Scénario, met en lumière les douleurs d’adolescentes devenues mères dans un foyer social.

Mais le plus grand coup de cœur de cette édition est Valeur sentimental de Joachim Trier. Le film commence par une brillante trouvaille narrative : Nora se remémore une rédaction d’enfance écrite du point de vue de la maison familiale. Cette maison, témoin silencieux du passage des générations, de joies et de drames (les enfants grandissent, les adultes se marient, des couples divorcent et les grands-parents meurent), devient le personnage central du récit. Aujourd’hui actrice rongée par l’angoisse de la scène, Nora (Renate Reinsve) est rattrapée par le retour de son père, le réalisateur Gustav Borg (Stellan Skarsgård), qui a quitté sa famille quand elle était petite, et veut maintenant la diriger dans un film inspiré de la vie de sa propre mère, Karin — une femme torturée durant la guerre qui finira par se suicider dans cette même maison.

Le film tisse un récit à plusieurs niveaux, autour de la transmission des traumatismes familiaux, du métier d’acteur et du poids de la mémoire. Contrairement à sa jeune sœur Agnès (Inga Ibsdotter Lilleaas), Nora est capable d’adopter différents points de vue : comme elle l’a fait dans sa rédaction d’enfance et comme elle le fait sur scène. Pourtant, le rôle de la femme traumatisée est celui qui pousse le personnage au suicide tout en sortant Nora d’une dépression. C’est un rôle inspiré par la génération précédente, celle qu’étudie l’historienne Agnès : la grand-mère Karin, retenue captive pendant la guerre, torturée et qui finira sa vie en se suicidant dans la maison familiale. Le film commente ainsi sur le métier d’acteur : le choix par Borg de faire jouer sa fille et son petit-fils dans son film ; le jeu théâtral de Nora et son l’angoisse de la scène ; l’actrice étrangère Rachel Kemp (Elle Fanning), qui n’arrive pas d’interpréter le rôle avec l’authenticité nécessaire.

C’est la maison, comme l’avait justement perçu Nora, alors enfant, dans sa rédaction scolaire, qui abrite toutes ces histoires et ces moments traumatiques au fil du temps. En ce sens, la maison ressemble un peu à la ferme entourée de bâtiments sur quatre côtés dans le film de Schilinski : une coquille qui contient et cache les traumatismes familiaux et non la joie.
