
Depuis leurs débuts, les frères Dardenne n’ont cessé de creuser les marges du réel, en quête de figures résistantes et d’humanités en lutte. Leur cinéma est un art de la reproduction du quotidien, de l’éthique discrète (filmer des existences fragiles sans les trahir), où la mise en scène épouse les mouvements de ses personnages plutôt qu’elle ne les dirige. Dans Jeunes Mères, leur nouveau film, cette ligne créatrice se prolonge dans un cadre singulier : celui d’une maison maternelle, transformée en un espace matriciel à la fois physique et symbolique.

La maison maternelle est bien plus qu’un simple décor. Elle devient un personnage central, une matrice narrative à partir de laquelle se tissent et se déploient les trajectoires individuelles de 4 personnages (Jessica, Perla, Ariane et Julie respectivement interprétées par Babette Verbeek, Lucie Laruelle, Janaina Halloy Fokan et Elsa Houben). Lieu de passage, d’accueil et de suspension, la maison maternelle se présente comme un espace ouvert sur des parcours cabossés. Les Dardenne y travaillent une esthétique conditionnée par les impératifs du quotidien : repas, bains, conversations entre éducatrices et jeunes filles. Rien n’est spectaculaire, tout est signifiant. Par une caméra portée et un usage constant du plan-séquence, les Dardenne articulent la vie commune et les intimités personnelles. Ainsi, le va-et-vient entre les sphères sociale et intérieure mis en évidence par le dispositif filmique tisse une toile de proximité où chaque geste compte, chaque silence résonne.

Le film adopte une structure chorale qui s’éloigne de l’unité traditionnelle du récit. Le narratif, structuré autour de la discontinuité, est assumé. Plutôt que de subordonner les histoires individuelles à une trame globale centrée sur le lieu, les cinéastes ont choisi de suivre quatre jeunes mères comme autant de récits hétérogènes et autonomes, c’est-à-dire portés par leurs propres nécessités. À aucun moment le film ne cherche à lisser les aspérités : il accueille les silences, les impasses… C’est là que réside l’éthique des Dardenne : ne rien forcer, ne rien réduire. Ces récits se croisent, se répondent ou se contredisent mais jamais ne se résument l’un à l’autre. Ce refus de l’effet de construction accentue la dimension organique du film où les vies ne s’imbriquent pas mécaniquement mais coexistent.

L’un des gestes forts du film est de donner aux jeunes femmes la pleine épaisseur de leur intériorité. En filmant les silences, les hésitations, les regards perdus ou tendus, les Dardenne laissent advenir des moments de réflexivité, des zones d’émotion pure où se disent plus de choses qu’aucun dialogue. Par exemple, des silences de Jessica ou d’Ariane, notamment, naît l’incarnation d’une tension entre filiation et rupture. Qu’est-ce qui les relie ou les sépare de leurs propres mères ? Des interrogations comme celle-ci traversent le film comme des lignes de fuite. Y compris dans la mise en forme du discours car comment représenter le gouffre affectif sans verser dans l’explication psychologique ? Les Dardenne répondent par le plan, le cadre, l’espace partagé ou évité. Les décors communs (rue, institution) soulignent l’absence d’intimité familiale et les cadrages, loin d’enfermer, interrogent le spectateur comme les personnages : où commence la répétition des fautes, où peut naître l’émancipation ? Pour y répondre, la caméra enregistre une distance, espace de nos interactions avec le film, qui laisse poindre la possibilité de reconstruction.

Le film révèle aussi une dynamique étonnamment subversive : ce sont les personnages, y compris les bébés, qui imposent leur rythme voire leur imprévisibilité. Refusant l’archétype de l’enfant-objet (englobons les mères et les enfants dans ce terme), les Dardenne filment leurs protagonistes comme des personnes à part entière, c’est-à-dire comme des êtres non soumis aux principes de représentation. Cette posture du regard permet aux personnages d’exister pleinement, sans fétichisation. Le film laisse émerger la subjectivité de chacune des mères, mais aussi une dynamique collective, fondée sur des liens d’apprentissage mutuel, notamment entre mères et enfants.

Les bébés, attardons-nous quelque peu sur eux, sont reconnus dans leur autonomie. Ils ne sont pas là pour faire avancer le récit mais pour en modifier les contours. Leur présence agit comme un désordre créatif, une source de fulgurances vitales. Ce sont eux qui, souvent, commandent les gestes, les décisions, les déplacements de leurs mères comme ceux de la caméra. Le film épouse ce désordre avec bienveillance, sans doute parce que les auteurs voient là la promesse d’un avenir encore ouvert.

Le montage, tout en suggérant une fragmentation, parvient à maintenir une tension vitale, une ligne d’énergie qui transcende la dureté des situations. Ainsi, le montage est à considérer sous l’angle d’une figure de la persistance : il accompagne des variations, les évolutions et même les transformations. Les quatre jeunes femmes deviennent alors des figures de lutte contre une forme de déterminisme social et affectif. Jeunes Mères esquisse l’existence possible d’une libération, sans illusion mais avec foi dans l’agissement. C’est là toute la singularité du cinéma des Dardenne : faire émerger l’espoir sans jamais céder à la facilité du pathos, ce qui témoigne d’une indéfectible foi en l’autre.

Crédit photographique : © Christine Plenus