
Deux Procureurs
Publié par Birgit Beumers - 2 juin 2025
Catégorie(s): Cinéma, Expositions / Festivals
Deux procureurs de Sergei Loznitsa : une éthique de la résistance face à la mécanique du pouvoir
Sur les grilles de notations effectuées par la critique internationale pour le magazine Screen lors du Festival de Cannes 2025, Deux procureurs de Sergei Loznitsa partageait la première place avec Un simple accident de Jafar Panahi, ce dernier repartant avec la Palme d’or, tandis que Loznitsa, une fois de plus, quittait la Croisette les mains vides. Une frustration sans doute pour un cinéaste fidèle à Cannes où tous ses films de fiction ont été présentés : aucun prix pour Mon bonheur (2010) ni pour Une femme douce (2017), un prix FIPRESCI pour Dans la brume (2012), tous en compétition ; et le prix de la meilleure réalisation dans la section Un Certain Regard pour Donbass (2018). Pourtant, ce nouveau long métrage, coproduction entre la France, l’Allemagne, la Roumanie, la Lettonie, les Pays-Bas et la Lituanie, a déjà trouvé des distributeurs dans la plupart des territoires européens, ainsi qu’en Israël, au Moyen-Orient, en Australie, en Nouvelle-Zélande, en Asie du Sud-Est et en Amérique latine.
Deux procureurs se déroule à Briansk en 1937, en pleine Terreur stalinienne. Le contexte historique du narratif est une chose mais c’est bien du monde contemporain dont il est question ici comme Loznitsa l’a souligné en conférence de presse. Le film est adapté d’un récit de Georgi Demidov (1908-1987), physicien de l’équipe de Lev Landau, arrêté pendant la terreur et envoyé au Goulag pour quatorze ans. Rédigé en 1968, le récit fut confisqué par le KGB en 1980 puis restitué à sa fille après sa mort, en 1988, avant d’être publié en 2008. Il a fallu près de vingt ans pour qu’il soit porté à l’écran. Cette stratification temporelle — les années 1930, la censure des années 60, la perestroïka, l’effondrement soviétique — imprime au film une distance glacée, presque clinique, par rapport aux événements qu’il décrit.

Loznitsa adopte une mise en scène distanciée, refusant toute empathie immédiate. Aucun pathos, aucun appel à l’identification : la caméra d’Oleg Mutu observe, froide et impassible. Et c’est précisément cette retenue qui confère au film une puissance contemporaine. Le décor participe de cette froideur : la ville de Briansk est plongée dans des tons délavés et une brume constante. La prison, d’un blanc spectral, aux murs gris-bruns à l’intérieur, aux grilles rouge sombre ; les personnages vêtus de gris ou de noir. Le rouge éclatant — celui de la Révolution — n’apparaît qu’en touches symboliques : la carte d’identité du procureur, quelques affiches sur les murs.
Les espaces eux-mêmes incarnent cette logique oppressive : la prison s’étire à l’horizontale, labyrinthe de couloirs interminables, tandis que les bureaux des gardes à Briansk et du procureur à Moscou s’élèvent à la verticale, métaphores de l’ascension bureaucratique accessible par une série également interminable d’escaliers. Dans le bureau de Vyshinsky, les portraits de Lénine et les bustes de Staline rappellent, par leur hiérarchie plastique, l’ordre idéologique du pouvoir. Une ironie ? Une semaine avant la première à Cannes, un bas-relief de Staline a été (re-) inauguré dans la station Taganka pour les 90 ans du métro moscovite… Une réalité qui souligne la brûlante actualité du "passé" montré à l’écran.

Cette temporalité fragmentée sert magnifiquement le jeu des deux acteurs principaux : Aleksandr Filippenko, vétéran du théâtre soviétique, et Aleksandr Kuznetsov, jeune comédien incarnant Kornev, le procureur fraîchement diplômé, confronté à sa première affaire. Tous deux jouent comme si leur dilemme moral — obéir ou résister — était d’aujourd’hui. Le personnage de Kornev, sincèrement convaincu de l’intégrité du système, se heurte à l’évidence de sa corruption. Sa trajectoire linéaire mène à sa perte inévitable. Il sera broyé par la même machine qu’il croyait servir.
Face à lui, le prisonnier Stepniak, incarné par Filippenko, n’a plus d’illusion. Il sait qu’il n’échappera pas à l’écrasement. Mais il résiste : il rédige une lettre qu’il envoie à Moscou — sans espoir — qui, contre toute attente, atteint son destinataire et précipite la chute de Kornev. Là encore, l’acte juste entraîne la destruction.

Filippenko incarne un second rôle, mystérieux et spectral, dans une scène de rêve hallucinée à bord d’un train vers Moscou. Ce vétéran boiteux, tout droit sorti du "Capitaine Kopeïkine" de Gogol, évoque les passages délirants d’Une femme douce, film de Loznitsa. Ces séquences déconnectées de la réalité sont paradoxalement celles où la vérité surgit : l’absurdité du pouvoir et la foi aveugle dans l’autorité.
Rien ne se passe, littéralement, pendant la visite de Kornev à la prison : des couloirs, de l’attente, du silence. Il persiste, pourtant. Il ira jusqu’au bout, l’action demeure nécessaire. C’est cette tension morale — faut-il détourner les yeux, ou agir malgré tout ? — qui fait de Deux procureurs un film profondément ancré dans notre époque.
À l’image du film de Panahi, avec lequel il dialogue en creux, Loznitsa pose une question essentielle : celle de la résistance. Chez Panahi, elle prend la forme d’une éventuelle revanche ; chez Loznitsa, elle est un acte de foi sans retour.

Crédit photographique : ©SBS Productions / ©Pyramide Distribution