Splitscreen-review Image de Prima la vita de Francesca Comencini

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Prima la vita

Publié par - 16 juin 2025

Catégorie(s): Cinéma, Sorties DVD/BR/Livres

Le nouveau film de Francesca Comencini, Prima la vita, est une œuvre dense, complexe et pourtant d’une accessibilité totale. Très personnel de prime abord, avant de verser dans une réflexion universaliste, le film revient en trois temps sur la relation qu’entretenaient Francesca et son père, Luigi, cinéaste célébré et considéré comme le grand metteur en scène italien de l’enfance (L’incompris, Pinocchio, Casanova, un adolescent à Venise, Un enfant de Calabre, etc.). La grande qualité du film réside dans sa capacité à explorer une intimité vécue et à en restituer ce que le mémoriel a sauvegardé de ce passé. Non pas en respectant le plus fidèlement possible les traces d’une mémoire familiale commune, mais plutôt selon quelques souvenirs qui relèvent d’une subjectivité assumée. Autrement dit, dans Prima la vita, il est avant tout question de laisser le cinéma s’emparer du réel afin de l’accommoder à la vision subjective de la cinéaste. Prima la vita, nous le comprenons ainsi, est un film sur le point de vue, sur la vision, donc, d’une certaine manière, un film sur le cinéma.

Pour apporter quelques précisions à la pensée du père que la cinéaste reprend à son compte (cela donnera le titre d’exploitation française du film), elle emploie une expression utilisée par Luigi Comencini pour éclairer ses propres intentions de mise en scène : « prima la vita, poi il cinema » (« La vie d’abord, le cinéma ensuite »). Mais voyons. Déjà, il est bon de préciser que l’autobiographie que le récit semble épouser est vite contredite par l’inventivité de la cinéaste. Pour bien comprendre, il faut savoir que de cette vie passée aux côtés de son père, physiquement lorsqu’elle était enfant et adolescente puis affectivement et intellectuellement lorsqu’elle est devenue à son tour cinéaste, Francesca Comencini isole des temporalités précises : l’éveil au monde lorsqu’elle était enfant, les tourments de l’adolescence exacerbés par une conscience des réalités sociales et politiques et, enfin, l’entrée dans l’âge adulte lorsque Francesca devient réalisatrice de films.

Splitscreen-review Image de Prima la vita de Francesca Comencini

Si la cinéaste évite l’écueil de la reconstitution méthodique des événements, c’est parce que Prima la vita répond à une intention simple : proposer au spectateur de naviguer dans un récit constitué de souvenirs et de la matérialisation des affects liés à ces souvenirs. Ainsi, l’insertion d’extraits de films trace avec efficacité les lignes de la transformation du réel en fantasme ou en rêverie. Des extraits de films s’invitent dans le propos et agissent comme des phénomènes de surimpression, parfois littéralement. Par exemple, lorsque Luigi Comencini évoque la naissance de son goût pour le cinéma, des images de L’Atlantide de Pabst surgissent dans le discours et se superposent aux images tournées par Francesca Comencini pour les besoins de Prima la vita. Le réel et l’imaginaire s’interpolent d’ailleurs plusieurs fois dès le premier temps du film, celui de l’enfance. La peur provoquée par une image d’illustration dans Pinocchio, le livre de Collodi, contaminera le monde de Francesca dans un très long fondu enchaîné. Manière habile de gommer ce qui différencie le réel de l’imaginaire. Ou encore, toujours dans ce temps de l’enfance, lorsque Francesca, présente sur le plateau de Pinocchio, visualise les descriptions techniques de la lumière par son père. Le ton est donné. Un monde imagé, parabolique prend forme devant nos yeux, ce que Prima la vita n’aura de cesse de traduire explicitement. Un monde qui devient un film et qui contredirait presque l’adage paternel (prima la vita, poi il cinema) puisque l’univers filmique ici en présence se nourrit d’une réalité que la cinéaste ne renie jamais sans toutefois chercher à la restituer fidèlement.

Splitscreen-review Image de Prima la vita de Francesca Comencini

Différentes formes d’images cohabitent dans Prima la vita pour mesurer efficacement les effets du réel sur la fiction et réciproquement. Sont visibles dans le film les images qui donnent vie à l’imaginaire de Francesca, des citations cinématographiques précises, des images appartenant à une réalité mémorielle subjective, celle de la cinéaste, et des images télévisuelles. Les images de retransmissions télévisuelles insérées ici concernent divers événements qui ont jalonné la vie italienne qui contextualise Prima la vita (L’attentat de la piazza Fontana à Milan le 12 décembre 1969 ou l’enlèvement et l’assassinat d’Aldo Moro en 1978). Paradoxalement, ces images ont pour mission d’éloigner le réel de l’action du film et, en même temps, de situer les péripéties que nous observons. Les citations filmiques, quant à elles, apparaissent comme des repères mémoriels pour la cinéaste. D’ailleurs, les images fictionnelles convoquées dans Prima la vita n’ont que peu à voir avec une réalité factuelle. En revanche, elles documentent le fonctionnement subjectif de la mémoire.

De fait, le film occulte la présence des autres membres de la famille. Quid de la mère et des trois sœurs de Francesca ? Elles sont mises à distance. Logique car l’effort de mémoire se concentre sur une relation filiale, celle d’un père et de l’une de ses filles. Le film autorise ces libertés d’escamotage. Et même, dans sa première partie au moins, Prima la vita assume la réinterprétation mémorielle des faits en épousant la structure d’une fable ou d’un conte. L’importance de Pinocchio, le livre de Collodi et le film qu’en a tiré Luigi Comencini, se vérifie en bien des points dans Prima la vita : naissance des peurs à vaincre (l’illustration de la baleine dans le livre), féerie du tournage (la lumière à cheval, le positionnement dans le monde de Francesca, les mensonges, la rédemption, etc.). La mise en scène du film, matériau essentiel puisque finalité intentionnelle de Prima la vita, respecte l’expression d’une pensée intime, celle de Francesca Comencini. La cinéaste élabore nombre de dispositifs filmiques afin d’incorporer aux événements décrits leur résonance psychique. Ainsi, le temps de l’enfance sera nourri de nombreux plans larges et plus le film avance, plus les plans se resserrent pour correspondre à l’évolution de Francesca.

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La mise à distance du réel, partiellement évoquée plus haut à propos de la famille, se vérifie de plusieurs manières dans la structure du film. La mémoire est considérée et traitée comme un phénomène qui agit dans le présent. Alors, la cinéaste s’ingénie formellement à expliciter les imbrications du passé et du présent. Deux procédés participent et répondent à cette volonté : la profondeur de champ et l’usage ponctuel du grand angle. Le principe de profondeur de champ est d’ailleurs très souvent questionné par la cinéaste, notamment lors de scènes qui se déroulent dans l’appartement des Comencini. Rappel : on entend par profondeur de champ le principe optique qui permet de définir avec précision la netteté du premier plan comme de l’arrière-plan dans le cadre. Dans Prima la vita, on retrouve l’exploitation de ce procédé syntaxique dans un espace singulier, un espace déambulatoire, un espace qui fait le lien entre les parties communes et les parties privatives de l’appartement des Comencini, un couloir qui traverse le lieu. Ce couloir est une zone de déambulation qui donne accès à des zones qui resteront, sauf en de rares occasions (la chambre de Francesca, le bureau de Luigi, la salle de bain), hors champ. Filmer le couloir, qui plus est au grand angle avec une grande netteté, est en soi une façon de soulever la question du dicible. Ce que l’on montre, c’est-à-dire les déambulations qui précèdent ou qui suivent des moments où les personnages se réfugient dans l’intimité, renseigne sur les joies ou, plus tard, sur les tourments qui accablent Francesca et son père. Car ce qui est vu et observé ici avec une grande netteté insiste sur ce qui n’est pas montré. Invitation certaine à ce que le spectateur se représente mentalement ce qui se trame en dehors de cette zone de netteté, derrière les portes qui resteront fermées.

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Le couloir de l’appartement est introduit, parce qu’on y revient souvent, comme un accès à une scène, à un espace de représentation. Le jeu sur la profondeur du décor qui n’en est pas véritablement un (ces séquences ont été tournées dans le véritable appartement des Comencini à l’époque), introduit une dynamique visuelle qui sert à étaler la réflexion du spectateur sur plusieurs niveaux. Des choses se trament sans qu’elles nous soient explicitées, des absences physiques convoquent un fantomal qui insiste sur ce qui reste invisible, ce que nous voyons dissimule une autre vérité, etc.

Francesca Comencini nous rappelle ici que communiquer avec autrui nécessite de se mettre à nu avec toute la vulnérabilité que cela implique. À travers Prima la vita, la cinéaste offre cette mise à nu admirable, exposant sans fard les complexités d’une relation chaotique, marquée par des absences affectives et les blessures laissées par des années d’addictions. De plus, le film fait du cinéma un acte mémoriel porteur d’espoir : il devient la promesse d’une réconciliation diffuse qui s’affranchit du temps, d’une réappropriation des affects enfouis et d’un épanouissement possible là où la parole et le regard se croisent enfin. Ainsi, Prima la vita se révèle non seulement un portrait intime mais aussi un vecteur de renaissance affective.

Nous regretterons que la seule édition disponible sur support physique en France concerne le DVD. Prima la vita aurait également mérité une sortie en haute définition. Qu’à cela ne tienne, le travail de compression est plus que correct et l’image sur DVD fait le travail et n’entame en rien le plaisir d’accès à la beauté du film. En supplément, notons la présence d’un entretien didactique et réjouissant avec la cinéaste qui ne ménage pas ses efforts pour expliciter les intentions qui furent les siennes sur ce projet.

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Crédit photographique : © Pyramide Distribution

Supplément :
Entretien avec Francesca Comencini (23’)

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