Splitscreen-review Image de La soif du mal d'Orson Welles

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La soif du mal

Publié par - 24 juin 2025

Catégorie(s): Cinéma, Critiques

La distribution d’un film d’Orson Welles sur nos écrans est toujours un événement. Considéré comme un des génies du cinéma, Welles s’est inscrit durablement dans les esprits de la cinéphilie pour ses films (Citizen Kane, La Splendeur des Amberson, La Dame de Shanghai, etc.). Welles est incontournable. Mais Welles habite l’imaginaire du public aussi parce qu’il est un vecteur de légendes comme les affectionne la cinéphilie. Le film qui nous concerne ici, La soif du mal, n’enfreint pas cette règle. Le film fut tourné en 1957 et est sorti sur les écrans en 1958 dans une version « mutilée ». Oui, La soif du mal s’accompagne, comme tous les films de Welles, d’une production fantasque, d’un tournage rocambolesque et d’une post-production improbable. Revenons succinctement sur ces points tout en évoquant la version restaurée en 4K dite « reconstructed » que nous propose Les Acacias.

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Le film et son sujet soulèvent d’emblée une première question. Welles n’aimait pas les films criminels mais alors que fait-il sur un tel projet ? Universal avait acquis les droits d’un petit roman policier sans envergure et destiné à devenir une modeste série B apte à alimenter les circuits de salles. Nous passerons sur le développement scénaristique qui précède l’arrivée de Welles sur le projet. Pour simplifier, avant que Welles ne soit approché pour réaliser La soif du mal, personne ne parvenait à en tirer un script qui aurait pu satisfaire un cinéaste, même modeste. Le cas Orson Welles n’est pas exempt de péripéties antérieures au tournage. Depuis Macbeth, sorti en 1948, le cinéaste n’a pas remis les pieds aux États-Unis. Après un exil européen forcé pour différentes raisons (Welles était poursuivi par le fisc et il fut identifié comme un individu ayant des tendances communistes), Welles est revenu brièvement en 1954 pour une pièce montée à Broadway, Le Roi Lear. Contact rétabli. Mais c’est un succès glané sur une scène londonienne pour une adaptation de Moby Dick d’Herman Melville qui va permettre à Welles de revenir à Hollywood. Les échos flatteurs sur la pièce franchissent l’Atlantique et font de Welles un candidat idéal pour rejoindre le casting de Moby Dick mis en chantier par John Huston. Le cachet sera relativement modeste pour un comédien de son statut mais qu’importe, le plus important, pour Welles, c’est de revenir aux États-Unis et de possiblement recommencer un jour à travailler avec des budgets à hauteur de ses ambitions artistiques.

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Universal profite de l’occasion et propose à Welles, pour 60 000 $, d’interpréter un rôle dans un film de série B, Le salaire du diable de Jack Arnold. La réputation d’acteur de Welles ne s’est jamais démentie, aussi le studio considère, à raison, le contrat comme une excellente affaire. Ensuite, les versions divergent sur les raisons qui propulsent Welles au poste de metteur en scène de La soif du mal. Selon Albert Zugsmith, homme d’affaires et producteur de série B relativement lucratives comme le film d’Arnold cité plus haut, lors d’une soirée plus qu’arrosée, Welles lui a proposé, par fanfaronnade et pour redorer son blason outre-Atlantique, de prendre en charge le pire scénario que le producteur avait en sa possession. Zugsmith aurait alors soumis à Welles le script en l’état de La soif du mal qui ne s’appelle pas encore ainsi. Une autre version circule, celle de Charlton Heston qui sera corroborée par Welles plus tard lors d’un entretien. Dans cette version, Heston, immense star à l’époque, est approché par Universal pour tenir le rôle principal de La soif du mal puisque le comédien est encore sous contrat pour un film avec le studio. À cette occasion, Heston apprend la participation au projet de Janet Leigh et d’Orson Welles. Heston aurait alors accepté le rôle en suggérant de confier la réalisation du film à Welles. Ce que la Universal s’empresse de valider puisque le salaire de Welles pour La soif du mal sera celui de son contrat de comédien.

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Welles rejoint alors le casting de La soif du mal, une autre série B donc, pour y interpréter Hank Quinlan, un flic américain qui sévit en zone frontalière avec le Mexique. Et puis Welles accepte le rôle de metteur en scène puisqu’il voit là une occasion unique de redevenir un cinéaste américain. Dans un premier temps, Welles met son nez dans le scénario et, on s’en doute, lui apporte de nombreuses modifications. Welles se montre bon soldat : il réalisera le film presque dans les temps (une seule journée de dépassement du plan de tournage initialement prévu) et il réussit à convaincre les responsables du studio qu’il est l’homme de la situation. Inquiets, les producteurs sont omniprésents les premiers jours de tournage. Welles tourne en deux plans-séquences l’interrogatoire de Sanchez, un personnage a priori secondaire mais qui est doublement déclencheur de l’action du film (implication dans le crime initial et révélateur des différences entre les deux policiers, Quinlan et Vargas) et gagne ainsi du temps sur le plan de travail. La séduction opère. D’autant plus que les rushes visionnés reçoivent l’approbation du studio tant ils impressionnent les commanditaires. Welles remporte la première manche.

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Ensuite, Welles est habile. Comme souvent. Il tourne de nuit à des heures improbables pour tenir éloignés les responsables de Universal des lieux de tournage. Il s’adapte, il tourne en décors naturels à Venice et en studio. Il rend poisseuse l’ambiance globale de l’œuvre et exploite à outrance, ce n’est pas la première fois, les codes du Film criminel américain et de son apogée esthétique et thématique, le film noir. Welles fait du territoire de l’action un véritable enfer. Rues désolées, sales, horizon plastique à la limite du dystopique, le mal gangrène tout. Nulle possibilité d’échapper à une atmosphère pesante qui est, respect total aux principes du film noir, directement indexée sur la psyché des individus concernés par l’action du film.

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Le cinéaste, par la même occasion, questionne certains principes syntaxiques. Par exemple, il fait un usage métonymique d’un objectif de 18 mm. À l’image les décors s’agrandissent, se déforment et remplissent les cadres pour accroître la sensation d’observer un monde nécrosé. Welles associe d’ailleurs le grand angle à de nombreuses contreplongées qui accentuent la laideur des personnages pour en faire l’origine du phénomène de mortification qui envahit l’univers filmique. Aucun doute sur l’origine du mal qui infecte les territoires visités par l’action. Contrairement à l’application grammaticale convenue, le grand angle, chez Welles, en tout cas dans La soif du mal, n’a pas pour fonction d’intégrer les individus à un paysage qui les dépasse afin de les inscrire dans la réalité du vaste monde (schéma auquel se destinent les grands angulaires chez Terrence Malick par exemple). Le grand angle ne concourt pas ici à créer une harmonique entre l’humain et le décor mais, au contraire, contribue à déformer le monde selon un effet de contamination de l’espace public par ce qui ronge les personnages. Le mal envahit tout au point d’établir une forme de monstruosité comme norme représentative de tous les éléments constitutifs du film : les individus, l’espace et la lumière. Ainsi, les rues, les chambres d’hôtels, les couloirs, les ascenseurs, les salles d’archives, les bureaux, les objets, les appartements, tout est soumis à une putréfaction induite par la seule présence d’individus hantés par leurs propres démons. La corruption de l’univers filmique se mesure jusqu’au montage pensé par Welles, en tout cas, à ce qu’il reste du montage pensé par Welles et que cette version dite « reconstruite » s’efforce de restaurer grâce au talent de Walter Murch, monteur sur des films tels que THX 1138, Conversation secrète, Apocalypse Now, Le Parrain, Le Patient anglais, K19, etc.

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À ce titre, cette nouvelle version rend justice à l’œuvre wellesienne au moins en un point (la version est discutée par quelques exégètes mais il convient d’insister sur les intentions plus que louables qui ont œuvré à ce projet) : La soif du mal s’impose comme l’un des films (si ce n’est le film) qui vont clore le chapitre du film noir. Pendant de nombreuses années, il était de bon ton de considérer En quatrième vitesse (1955) de Robert Aldrich comme le film qui avait égratigné l’image du film noir dans l’esprit du public américain et qui a initié une forme de désamour pour les enquêteurs solitaires auxquels le public s’identifiait avec délice jusque-là. Puis, certains historiens, judicieusement, ont ajouté à l’épilogue présumé du film noir L’ultime razzia (1956) de Stanley Kubrick. Mais à bien y regarder de près, si En quatrième vitesse a terni l’image du limier solitaire dans l’esprit du public et tué le désir d’identification de la population américaine à ces investigateurs, si L’ultime razzia a réduit à néant le rêve américain, il faut bel et bien constater que La soif du mal a définitivement enterré les modèles esthétiques et thématiques du film noir, même s’ils renaîtront enrichis de nouveaux éléments thématiques plus tard.

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Au-delà de ce traitement singulier des problématiques qui ont fait les belles heures du film noir, La soif du mal doit aussi sa célébrité, malgré les remaniements successifs de Universal, à quelques plans ou à quelques séquences qui ont échappé aux agissements destructifs de la production. Le plan le plus connu du film, même chez ceux qui n’ont jamais vu La soif du mal dans son entier, est le plan d’ouverture. Véritable catalogue des intentions wellesiennes, ce plan-séquence de 3 minutes et 20 secondes tourné avec une grue mobile correspond au temps indiqué sur la minuterie reliée à la bombe qui ouvre le film en gros plan. Si certains ont vu là l’étalage d’une volonté démiurgique pure avide de prouver au monde la virtuosité de son metteur en scène, force est de constater que ce plan impressionne toujours. Au contraire, il nous semble surtout, avec le recul c’est toujours plus facile, que le plan-séquence souhaité par Welles pose les enjeux intentionnels d’un regard sur le film criminel et fixe le cap esthétique que le film suivra à la lettre pendant 111 minutes (durée de cette version dite « reconstructed »). Déjà, le principe du plan-séquence observe, en certains cas, l’idée d’une transcendance spatiale, voire temporelle. Ici, c’est la spatialité qui intéresse Welles. Comme le reste du film, ce que le plan séquence et les mouvements d’appareil qui le constituent établissent, c’est l’évidence d’une homogénéité entre différents univers a priori distincts. Pour Welles, l’infamie ne connaît pas de frontière. Le plan-séquence entrelace des éléments hétérogènes : aucune différence n’apparaît dans la perception que le spectateur peut avoir du Mexique ou des États-Unis. C’est le même monde. La perméabilité des univers que l’on souhaiterait pouvoir isoler les uns des autres se traduit également par la multiplicité des positions de caméra, des axes de prise de vues, des valeurs de plan et même des mouvements d’appareil qui se succèdent dans le plan. L’ouverture est un catalogue des possibilités narratives offertes par la maîtrise d’une syntaxe. Simple virtuosité ? Non. Abolition des frontières, oui. Car si ce plan d’ouverture est un monde et s’il définit un univers, alors il le fait en révoquant tout principe de limite ou de séparation pour insister sur l’uniformité du monde et sur la présence sourde du mal que le clair-obscur très cru de l’image renforce.

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Welles, ce fut commenté sur Citizen Kane, est un cinéaste qui travaille aussi la question de la profondeur de champ. La netteté de l’image du premier plan à l’arrière-plan incite le spectateur à tout observer avec attention. Que cette image traduise un effort de mémoire, une subjectivité qui s’exprime dans la transformation des règles de perspective optique ou bien le surgissement ou la présence du passé dans le présent, la profondeur de champ est toujours discours, argumentaire ou élément d’exposition d’une dialectique précise. Ici, la netteté de l’arrière-plan participe de ce sentiment d’un univers indivisible pollué par une humanité dégénérée.

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Avec La soif du mal, Welles ne signe pas seulement un film noir de plus, il compose la plus belle épitaphe qui soit. Le cinéaste subvertit les fondations d’un genre pour mener le film noir à son point de rupture. Tout y concourt : la ruine morale des personnages, la contamination des lieux, le trouble syntaxique des formes. Mais ce qui fait date, c’est que le film semble moins rejouer les codes du genre que les pervertir pour les consumer de l’intérieur. Car Welles ne filme pas seulement l’histoire d’un monde corrompu : il filme un monde dont le langage visuel est lui-même devenu l’indice de la corruption. Le mal n’est pas seulement un thème : il est une syntaxe. À la dislocation morale répond un montage dissonant. À la dégradation des valeurs, un espace cinématographique instable. Tout, dans le film, trahit une volonté d’épuiser la syntaxe classique pour révéler une vérité inavouable, celle qui traduit en profondeur la nature d’une société malade, hantée par ses propres refoulements. C’est dans la mise en forme de cet effondrement des valeurs que l’œuvre étonne encore. La version dite « reconstructed » agit comme un palimpseste retrouvé : on y lit moins une restauration qu’un testament. Testament d’un courant filmique dont la cohérence éclate sous nos yeux, happée par une vision du monde où le mal ne se tapit plus dans l’ombre mais structure l’image même. Le fameux baroque wellesien œuvre encore. La soif du mal déborde de toute part. C’est un film hanté qui clôt une époque en en dénonçant les illusions. Un film qui, paradoxalement, reste d’autant plus vivant qu’il sent la mort à chaque plan.

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Crédit photographique : ©1958 Universal Pictures Co

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