Splitscreen-review Image de Valeur sentimentale de Joachim Trier

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Valeur sentimentale

Publié par - 18 août 2025

Catégorie(s): Cinéma, Critiques

D’œuvre en œuvre, Joachim Trier s’est affirmé comme l’un des plus fins observateurs de la condition humaine au cinéma. Avec Valeur sentimentale, il prolonge et approfondit une réflexion amorcée discrètement dès Nouvelle donne (2006), qui traverse les films suivants que sont Oslo, 31 août (2011), Back Home (2015), Thelma (2017) et Julie en 12 chapitres (2021). L’ensemble de son œuvre explore des contextes particuliers (familles disloquées, milieux artistiques, espaces de représentation) pour y déployer des questionnements intimes : la mémoire, l'identité, la transmission, la douleur sourde des liens familiaux.

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Valeur sentimentale apparaît ainsi comme la synthèse de ces préoccupations. Joachim Trier y ajoute toutefois un nouvel élément central : le décor. Dès l’ouverture du film, la caméra, accompagnée d’une voix off, nous guide dans ce qui semble être une maison familiale. Ici se rencontrent plusieurs subjectivités : celle de Nora (Renate Reinsve), à travers la lecture d’une rédaction qu’elle avait écrite à l’âge de 12 ans, et celle du spectateur, libre de projeter dans ce lieu les fragments de sa propre mémoire ou de ses propres expériences affectives. Ce texte d’enfant qui décrit la maison comme un être vivant, donne au lieu une qualité presque organique. La caméra flotte et assume une certaine subjectivité du point de vue. L’espace domestique devient personnage à part entière, témoin muet des drames et bonheurs transmis d’une génération à l’autre.

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Ce décor fonctionne comme une mémoire active. Bien que l’habitation conserve certains traits propres aux décors de cinéma, elle est ici pensée à l’inverse des conventions habituelles. Elle n’encadre pas une action : elle la façonne. Elle est un lieu de collecte des émotions, une matrice sensorielle qui contraint la mise en scène et oriente la narration. Dans un flash-back, on y voit Nora protectrice de sa petite sœur Agnes, un rapport qui s’inversera à l’âge adulte, lorsque, à l’enterrement de leur mère, c’est désormais Agnes (Inga Ibsdotter Lilleaas) qui prend soin de Nora. Cette inversion délicate, sans appui dramatique appuyé, révèle l’un des grands thèmes du film : l’évolution des rôles au sein de la cellule familiale et la difficulté de dire ce que l’on ressent à ceux qu’on aime.

Telle que filmée, la maison définit un temps et un espace : ceux du film. Certes, nous en sortirons, mais le récit y reviendra toujours, comme pour mesurer, à l’aune des repères identitaires accumulés, l’évolution des personnages. La maison est partout, au point qu’elle finit par se projeter dans d’autres lieux. Elle hante les gestes, les mots, les silences des protagonistes, y compris lorsqu’ils sont ailleurs. À travers elle, Trier interroge les notions de foyer et d’intériorité comme concepts profondément subjectifs : le lieu d’où l’on vient n’est jamais tout à fait celui que l’on idéalise mais, en revanche, il est toujours celui qui nous marque et, souvent, qui nous échappe.

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Une scène charnière se déroule dans les coulisses d’un théâtre. Nora s’apprête à monter sur scène ; elle joue le rôle principal d’une pièce. Stress, panique, vide scénique : il lui faut habiter l’espace par son interprétation. En écho, Trier met en tension deux types de décors : celui, saturé, de la maison qui conserve toutes les traces de vie et celui du théâtre, nu, ouvert à l’imaginaire. Le spectateur est invité à établir des liens de causalité entre ces espaces, à chercher ce que chaque lieu révèle des personnages. Ce dialogue spatial éclaire aussi la trajectoire de Nora, artiste habitée par des blessures anciennes. Elle tente de se reconstruire en investissant les scènes, comme si l’art pouvait offrir une forme de réconciliation avec soi-même et avec le passé.

La relation entre Nora et Agnes cristallise ces tensions. L’une est devenue actrice, l’autre a abandonné ce milieu après avoir tenu un rôle dans un film de son père, Gustav Borg (Stellan Skarsgård). Tout semble les opposer, tempérament, parcours, rôle au sein de la famille, mais elles sont en réalité complémentaires. Agnes est ce ciment discret qui maintient l’équilibre familial, quitte à sacrifier ses propres désirs. Nora, elle, incarne le chaos, l’extériorisation de ce que la famille tait. Leur lien, fait de malentendus et d’amour silencieux, illustre la difficulté à communiquer avec ses proches. Trier, cinéaste de l’intime, pose un regard sans jugement sur les relations humaines, fidèle en cela à une certaine filiation bergmanienne.

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Au fil du récit, nous comprenons que Nora est hantée par une blessure liée à son père, Gustav, qu’elle tente inconsciemment de rejeter sans jamais y parvenir totalement. Plus elle avance, plus elle perçoit à quel point elle lui ressemble. Et même dans cette reconnaissance, un abîme demeure : les mots manquent, les regards se fuient. Gustav, lui aussi, se retrouve confronté à ce qu’il a transmis, volontairement ou non. La maison familiale agit comme un miroir : elle tend au spectateur le reflet de ses propres héritages émotionnels.

Les signes se multiplient (cadrages, lumières, déplacements de la caméra) et affinent le regard du spectateur, le préparant à percevoir les éléments essentiels à l’éveil des émotions, à la projection ou à l’identification. De fait, la maison, riche d’un passé intergénérationnel, évolue avec ses habitants. Elle n’est pas un simple écrin narratif, mais un acteur à part entière, vivant, mouvant, révélateur. Le film se clôt d’ailleurs sur un décor de cinéma qui en reproduit l’apparence, comme pour signaler que tout ce récit n’était peut-être qu’une tentative de rejouer l’intime, de recomposer le passé pour mieux s’en libérer.

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Valeur sentimentale de Joachim Trier constitue une réflexion profonde sur les dynamiques familiales, les blessures persistantes du passé et la recherche d’apaisement. Par la figure omniprésente de la maison, à la fois décor et personnage, à travers les parcours croisés des deux sœurs Nora et Agnes et par le surgissement d’un tiers, l’actrice Rachel Kemp (Elle Fanning) un temps envisagée pour tenir le rôle principal du nouveau film de Gustav Borg, Valeur sentimentale interroge les limites de la communication, les héritages intergénérationnels, ainsi que la complexité des rapports humains. En articulant habilement la relation entre art et vie, passé et présent, Trier propose une œuvre où le décor n’est plus un simple cadre, mais un élément constitutif du récit et de l’expérience proposée au spectateur. Ce faisant, le film invite à une réflexion sur la nature des mécanismes de la mémoire familiale.

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Crédit photographique : ©Kasper Tuxen / ©Memento

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