
Dès l’ouverture de Miroirs n°3, une profonde mélancolie s’empare du spectateur. Une jeune femme, Laura (Paula Beer), regarde en contrebas d’un pont. L’interprétation de Paula Beer et sa posture renvoient à Ondine (2020), l’un des précédents films de Christian Petzold. Ce qui rapproche les deux films, au-delà de l’interprète principale du film, c’est la composition d’une figure à la fois de la présence par le jeu physique de Paula Beer et de l’absence par son comportement et par la bande sonore. Se développe ainsi la possibilité d’une réalité secondaire qui agirait en contrepoint d’un quotidien auquel la jeune femme semble vouloir échapper.
Comme toujours chez Christian Petzold, le film a commencé avant même que les images ne nous soient rendues accessibles. Le spectateur est donc confronté à un mystère dont la résolution sera retardée de manière à l’impliquer dans le schéma filmique. Un ton est donné. Nous allons devoir nous engager dans un processus qui, finalement, rejoint la posture du critique : vivre une émotion et/ou une réflexion et observer comment cela a été produit. Car il s’agira bien de comprendre les motivations des personnages afin de démêler les énigmes que la dramaturgie installe. Que fait Laura sur ce pont ? Pourquoi regarde-t-elle en contrebas ? Une introspection est ici convoquée, l’usage de la bande sonore accentue cet effet, mais de quelle nature ? Faudra-t-il s’en remettre à une grille de lecture sensitive ? Psychologique ? Une seule chose est sûre lorsque l’on connaît un tant soit peu le cinéma de Christian Petzold, ce ne sont pas les raisons qui poussent Laura à tenter d’échapper à son quotidien qui structureront le film mais comment elle parviendra, ou non, à s’arranger avec le monde.

D’autant que ce sentiment premier qui étreint le spectateur perdure. Jusqu’à ce que tout bascule. Quelques signes avant-coureurs précèdent le point de rupture narratif, ici un accident de voiture comme les affectionne le cinéaste. Le film baigne dans une atmosphère où règne une forme de discordance entre Laura et le monde. Ce qui s’accentue dans la succession des séquences qui mènent à l’accident de voiture. Lors de scènes très brèves, l’idée d’une soustraction de soi au monde s’est amplifiée. Dans l’appartement de la jeune femme par exemple et, de manière encore plus consistante, pendant le trajet en voiture effectué avec son compagnon et des amis en route pour un week-end espéré festif. Ici, Petzold convoque un motif qu’il affectionne particulièrement : le fantomal. Cinématographique à souhait, cette condition, chez Petzold, relève de la figure stylistique. L’absence est un moteur. Laura semble ne plus appartenir à cet espace-temps, à ce lieu et à ce voyage. Elle est ailleurs ou elle est d’ailleurs.

Le film bifurque. L’accident survient. Le spectateur habitué à l’œuvre du cinéaste l’attendait. Il survient alors que la bande d’amis se détourne de Laura. Un des participants au voyage incite le compagnon de Laura à la reconduire à la gare, pour entrevoir la promesse d’un nouveau départ. Avant cela, plusieurs éléments auront apporté à la dynamique filmique une césure narrative et formelle : d’abord la route empruntée par l’équipée, un vague chemin vicinal au mieux qui conduit dans certains récits vers une situation horrifique. Et puis, surtout, au bord de ce chemin, l’apparition d’une femme, seule devant chez elle, qui regarde passer la voiture et qui fixe son attention sur Laura. Le film se fige alors. Il freine, il suspend le temps du voyage et la cinétique cinématographique se substitue à la cinétique du véhicule. La voiture poursuit sa route mais un jeu de regards, donc de découpage scénique, entre Laura et la femme vient suspendre l’action. Une parenthèse ? Une disjonction effective plutôt. Car le montage indique ici que, pour la première fois depuis le début du film, un personnage vit dans le même monde que Laura. Le film ne se détourne pas du réel, simplement, il traduit à ce moment précis la cohabitation de deux niveaux de réalité. Ainsi Petzold semble inscrire son film, c’est aussi en cela que Miroirs n°3 est à rapprocher de Ondine, dans une sorte de réalisme magique.

Alors que le compagnon de Laura accompagne celle-ci jusqu’à une gare qui ramènera la jeune femme à Berlin, le véhicule passe à nouveau devant la maison, échange de regards. Et puis l’accident de voiture. Le film bascule. Petzold choisit la réalité qui l’intéresse. Il délaisse le monde objectif pour entrer dans un univers parallèle, subjectif où les questionnements initiaux de Laura vont pouvoir s’inscrire dans la matérialité des images et de la mise en scène afin, qui sait, de trouver des réponses. Une quête existentielle ? Le cheminement n’est cependant pas unilatéral. Revenons à la scène des premiers échanges de regards entre Laura et la femme devant sa maison, Betty (Barbara Auer). Les positions de caméra indiquent une réciprocité, un partage. Cette première rencontre, filmée et montée selon des choix précis, a pour fonction de corréler la rencontre de Betty et de Laura. Champ / contrechamp, les deux personnages filmés avec des valeurs de plan identiques, panoramiques qui se distinguent du mouvement de la voiture, etc. L’accident et la sortie de route induisent un changement de conjoncture. C’est le glissement du monde objectif du début du film vers l’univers intérieur de Laura, mais pas uniquement. Car le film imbrique plusieurs subjectivités : celle de Laura mais également celle de la famille de Betty.

Miroirs n°3 est à envisager comme un double récit initiatique. Pour être plus précis, il s’agit d’un double récit de ré-initiation : Laura réapprend à connaître le monde, à se comporter avec autrui, à tisser des relations affectives et Betty réapprend à communiquer, à transmettre des informations à autrui, à redonner de l’affection. On le comprend assez vite, Laura est une figure angélique, non pas exterminatrice, à la manière de Théorème de Pasolini, mais reconstructrice, réunificatrice. La première rencontre entre Laura et l'époux et le fils de Betty, Richard et Max, respectivement interprétés par Matthias Brandt et Enno Trebs, est significative des ambitions de mise en scène de Christian Petzold. Le changement de paradigme est total. Laura est dans la cuisine, un espace séparé, elle n’a encore pas rencontré les deux hommes. Pendant ce temps-là, le reste de la famille est à table en compagnie d’une assiette vide, celle de Laura. L’assiette vide provoque une crispation palpable. Laura est hors champ et le restera jusqu’à son apparition dans la salle à manger. La scène adopte ici de nouveaux points de vue ou plutôt introduit de nouveaux points de vue. Et puis, une nouvelle figure de l’absence s’est invitée à la fois physiquement, l’assiette et les couverts posés sur la table, et mentalement puisque depuis les positions de Richard et de Max, l’assiette n’appartient à personne. C’est là la grande idée du film : ne pas construire un suspense autour d’une disparition mais autour des traumatismes qu’une absence laisse sur les uns et les autres. Miroirs n°3 n’est pas une enquête sur une privation affective et physique mais plutôt un regard sur la manière avec laquelle l’humain compose avec ses blessures psychiques pour survivre.

Miroirs n°3 poursuit l'exploration poétique de Christian Petzold, où le trouble du réel s'exprime par la forme plus que par l'intrigue. Ici, l’absence devient matière et l’irréalité s’infiltre dans les détails du quotidien. Le film ne cherche pas à résoudre des énigmes, mais à habiter des blessures. Le cinéaste brouille les frontières entre perception et narration, et il nous invite à penser le cinéma comme un lieu de transition : entre mémoire et oubli, entre absence et apparition. En traversant les regards et les silences, Petzold compose une fable sur la manière dont chacun tente de recoller les morceaux de soi. Laura est une figure instable. Le personnage n’incarne pas une réponse mais une tension. Celle d’un monde où les êtres cherchent à comprendre comment continuer. Miroirs n°3 est l’histoire d’une réparation intérieure, douce, mystérieuse et partagée.

Crédit photographique : © 2025 Schramm Film