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Moi, Gombrowicz

Publié par - 1 septembre 2025

Catégorie(s): Bande dessinée

Rédiger la biographie d’un artiste est toujours un exercice complexe, en particulier lorsque celui-ci est connu pour son univers absurde. Comment présenter toute la profondeur et les nuances d’un esprit autre que le sien qui voit le monde d’un œil qui s’extrait d’une certaine forme de logique ? Pourtant qui serait mieux placé que Rita Gombrowicz pour parler de son époux Witold, écrivain polonais qui fascina autant qu’il divisa par ses créations à contre-courant de la littérature de son temps. Sa veuve, dès les années 70, s’était mise à rêver d’un Witold en bande dessinée. C’est aujourd’hui un projet concrétisé après une vie à rassembler témoignages et documents. Une collaboration avec Andrzej Wolski, vieil ami ayant déjà réalisé des documentaires sur l’atypique écrivain, et les artistes Wozniak et Kulmakhanova a ainsi donné naissance à une “biographie rêvée”. Une œuvre qui ne se contente pas de proposer une classique succession de cases et de bulles. Pour retranscrire au mieux l’âme de l’artiste polonais, ce roman graphique se doit de chercher un mode d’expression aussi iconoclaste que le fut son sujet.

Witold Gombrowicz est en effet loin de l’image archétypale que peut avoir l’artiste polonais dans l’inconscient collectif occidental. Le fatalisme n’est pas la principale caractéristique de son œuvre. Gombrowicz pose un regard sur le monde qu’il décrit avec un humour caustique, volontiers provocateur. Afin de plonger dans la vie de celui qui disait que “la vodka nuit gravement aux nourrissons”, les auteurs ont décidé d’utiliser une structure qui joue avec les codes de la bande dessinée. Les conventions propre à ce genre demandent une découpe stricte de l’ensemble en une suite linéaire d’images saupoudrées de bulles. Ce roman graphique rejette purement et simplement la division de la page et joue avec l’esthétique des lettres.

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Chaque double-page présente des blocs de textes à la typographie variée qui partagent l’espace avec des dessins au style surréaliste sans positionnement privilégié. L’auteur raconte la vie de l’artiste en gras, dans un style qui se veut en soi un peu absurde, avant de laisser la place à un extrait de Gombrowicz en italique qui correspond à l’instant évoqué, le tout accompagné de notes gribouillées par Rita. L'œuvre refuse le cloisonnement de la biographie au seul point de vue d’un auteur extérieur et à une représentation strictement factuelle des événements. L’approche documentaire ne suffit pas à appréhender l’esprit de l’artiste.

Raison pour laquelle les illustrations se veulent proches du cubisme et des peintures surréalistes de la première moitié du XXème siècle. Les intentions de ces courants se confondent avec celles des auteurs. Le symbolisme brut et l’esthétique déstructurée qu’elles impliquent se veulent à contre-courant des codes traditionnels de leur temps afin de représenter une vérité plus crue, plus proche du rêve que de la réalité, jugée souvent trompeuse. L’usage d’une plastique surréaliste répond à un désir de plongée directe dans l’esprit de Gombrowicz dans toute son originalité par une représentation sans filtre de celui-ci qui se confond en partie avec les aspirations d’une certaine génération d'artistes.

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Le récit se veut ainsi une danse des visuels et textes autour de l’axe d’une narration linéaire structurante. Tout commence à la naissance de Witold et finit à sa mort, mais d’un cadre à l’autre, les textes ne seront pas au même endroit, contournant les dessins absurdes de tailles diverses qui les accompagnent. Au moment de l’attentat de Sarajevo, point de départ de la Première Guerre mondiale, une poule s’écrit “Une seule victime à ce jour !”. L’humour témoigne de la vision de l’écrivain polonais dans une absurdité onirique.

Cette logique est dans la continuité de l'œuvre de Gombrowicz. Ce dernier est connu pour ses questionnements identitaires individualistes. Un homme se confond-t-il avec ses déterminismes culturels et historiques ? L’auteur polonais est un grand voyageur, raison pour laquelle le roman graphique n’est pas divisé en trois parties focalisées sur des lieux essentiels de la vie de l’auteur : la Pologne, l’Argentine et Berlin. De ces errances, des réflexions traversent le personnage dans une quête d’émancipation au point de déclarer que “la perte de la patrie ne trouble l’ordre intérieur que de ceux qui n’ont pour monde que leur patrie.” Une posture à l’opposé des élans nationalistes d’un monde artistique polonais qui se fait dévorer par l’ogre soviétique.

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La principale source d’individualité pour l’écrivain est à chercher dans l’enfance. Les auteurs du roman graphique le présentent très tôt par une représentation du petit Witold sautant du lit sous le regard de ses parents en citant Marcel Proust. Dès l’enfance se dessinait un personnage qui ne rentre pas dans les cases espérées. Le fils de bonne famille, biberonné intellectuellement par une riche bibliothèque, révèle une attitude rabelaisienne, un dégoût pour une éducation catholique jugée absurde, une préférence pour la compagnie des gens de peu… Les illustrations surréalistes s'imprègnent ainsi d’un parfum de dessin d’enfant qui suit tout au long de la lecture. Le protagoniste se confond avec sa propre réflexion sur la primauté de l’enfance dans la structuration de la psyché humaine.

L'œuvre de Rita Gombrowicz et ses collaborateurs se présente ainsi comme un voyage immersif dans la vie de l’écrivain polonais. Plutôt qu’une suite de moments documentés avec un détachement rationnel, les auteurs proposent une vision structurée mais dont l’esthétique et la phraséologie flirtent avec l’irrationnel, présenté au final comme méthode plus apte à représenter la réalité psychique d’un individu. La vision de l’artiste est ainsi partagée, les indices dévoilés, mais reste au lecteur, détaché de cette vie, la question de savoir si Gombrowicz aurait été Gombrowicz sans le cadre socio-culturel et historique dont il espérait si absurdement se détacher.

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Crédit Image : ©Denoël

 

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