
Palombella Rossa, le sixième long-métrage de Nanni Moretti, fut, à sa sortie en 1989, qualifié de film politique. À juste titre. Cette interprétation se trouve confirmée par la relecture du film, à l’occasion de sa ressortie en salle le 3 septembre 2025 et ce pour plusieurs raisons. En premier lieu, parce que le protagoniste, Michele Apicella (incarné par Moretti lui-même), est un jeune député communiste. Inévitablement, la condition communiste du personnage entre en résonance avec la fin des années 1980, moment où s’effrite le bloc de l’Est. D’un point de vue dramaturgique, ce statut offre à Moretti la possibilité de revenir sur les motivations de l’engagement d’Apicella tout en peignant le paysage politique italien de l’époque. Par ailleurs, le film acquiert une portée politique supplémentaire dès lors qu’il s’érige en contre-modèle aux canons qui régissent alors un cinéma italien assujetti à l’influence écrasante de la télévision italienne.

La qualification de « politique » ne doit pas occulter une autre dimension essentielle du film : sa portée autobiographique, incarnée par le personnage de Michele Apicella, nom de jeune fille de la mère de Moretti, que le cinéaste interprète à plusieurs reprises. S’il ne faut pas voir une continuité dans le traitement du personnage d’un film à l’autre, il n’en demeure pas moins que Michele Apicella est un support réflexif aux pensées du cinéaste. La première apparition d’Apicella se situe dans un film au titre explicite : Je suis un autarcique (1976). Ce personnage réapparaîtra dans les quatre films suivants de l’auteur, Ecce Bombo (1978), Sogni d’oro (1981) et Bianca (1983) avant que La messe est finie (1985) ne vienne interrompre ce cycle. Je suis un autarcique fixe un cap révélateur de l’univers de Moretti. Le film est tourné en Super 8 (des images sont d’ailleurs insérées dans Palombella Rossa), format du home-movie par excellence. Moretti produit et produira, même après la disparition d’Apicella, des films qui se nourrissent de son expérience et de sa personnalité (Journal intime (1994) et Aprile (1998) ont pour personnage principal un certain Nanni interprété par le cinéaste lui-même). La question de l’égotisme, loin de s’estomper, reste au centre de l’œuvre morettienne. comme le confirment les récents films de l’auteur.

Comme nous venons de l’évoquer, le cinéma de Moretti est certes narcissique mais il n’en est pas moins critique envers lui-même et, à travers les personnages que le cinéaste incarne, envers l’Italie et le cinéma italien. De Je suis un autarcique jusqu’à Aprile, ses films suivent un narratif et une forme qui, tout en variations, arpentent les territoires du journal intime enrichi par un champ fictionnel nourri de réflexions politiques et philosophiques. Moretti, c’est le contrechamp de l’image télévisuelle saturée de vide et produite par les programmes berlusconiens. Moretti produit un cinéma du Moi qui abolit les frontières de l’intime pour tendre vers un universel rendu accessible aux spectateurs par la forme même des films.
Une question se pose alors : de Michele Apicella à Nanni, se pourrait-il que les films de Moretti ne soient que des autobiographies ? Pour y répondre, il convient d’estimer les procédés mis en œuvre par le cinéaste. L’usage de différents supports filmiques (Super 8, vidéo et 35mm) ou les personnalités multiples d’Apicella de film en film renseignent. Dès son premier long-métrage, Moretti incarne lui-même Apicella pour mieux transcender les frontières des rôles qui sont les siens dans le réel : scénariste, cinéaste et comédien. L’abolition des limites de toutes les formes d’implication qui sont les siennes dans le processus créatif des films invite le spectateur à considérer l’œuvre comme un espace de partage où la pensée peut vagabonder librement. Sous des apparences nombrilistes, le cinéma de Moretti est plutôt à envisager comme un champ de la porosité, donc comme un objet que chacun peut s’approprier et habiter.

Palombella Rossa illustre cette approche. Michele Apicella, jeune député communiste, devient amnésique après un accident de la circulation. À peine sorti de l’hôpital, Michele est embarqué par un groupe d’individus pour disputer un match de water-polo. La piscine où se déroule la partie se transforme très vite en métaphore étatique d’un pays secoué par de nombreuses affaires politiques complexes (des années de plomb à la fin de l’hégémonie de la Démocratie Chrétienne jusqu’à l’émergence de nouvelles forces politiques dirigées par des figures controversées telles que Berlusconi par exemple).
Michele ne se souvient plus de sa prestation remarquée lors d’une émission de télévision. Journalistes, camarades du Parti Communiste et même quelque adorateur de la cause chrétienne l’entourent. Des souvenirs lointains resurgissent (les images de Je suis un autarcique), sa fille apparaît dans l’enceinte de la piscine comme si elle y résidait en permanence. L’espace intime n’est plus identifiable, tout se brouille, tout se mélange. La piscine devient le lieu d’une confusion qui hante désormais Michele transformant l’espace filmique en représentation d’un champ collectif (l’Italie) et en figuration de l’intimité perturbée de Michele Apicella.

La beauté ultime de Palombella Rossa réside probablement dans sa capacité à exposer une vision personnelle du cinéma et du monde, tout en invitant le spectateur à participer à des mécanismes de partage émotionnel et intellectuel. Le public est ainsi amené à esquisser un portrait d’une époque, d’un pays ou d’un contexte, plutôt qu’à scruter la personnalité de l’auteur. Le film illustre parfaitement les intentions de Moretti : il crée un espace où le « je » se dissocie de l’intimité, laquelle reste voilée par l’artifice de la fiction. Ainsi, Palombella Rossa, reposant sur des bases a priori très subjectives, se développe de manière à instaurer un dialogue entre l’auteur et le public sans que la vision personnelle de l’auteur ne supprime l’objectivité nécessaire au dialogue. Un dialogue intérieur fait de mots dont la fonction consiste à trouver un sens aux mots prononcés dans le film.
Plus qu’un simple récit politique ou biographique, Palombella Rossa s’affirme comme un laboratoire de pensée cinématographique. Le film, à la fois critique et personnel, engage le spectateur dans un dialogue où se dessinent les contours d’une époque et d’un pays, tout en maintenant la subtilité nécessaire à l’émergence d’une lecture autonome. Dans Palombella Rossa, Moretti explore les tensions entre subjectivité, mémoire et espace collectif, tout en offrant au spectateur un rôle actif dans l’interprétation du film. Cette double dimension, introspective et sociale, confère à l’œuvre une modernité et une pertinence qui dépassent largement son contexte historique de production.

Crédit photographique : © Malavida LCJ