
Father Mother Sister Brother
Publié par Birgit Beumers - 16 septembre 2025
Catégorie(s): Cinéma, Expositions / Festivals
Un Lion d’Or pour Jim Jarmusch
La Mostra de Venise a proposé cette année une sélection aussi dense qu’exceptionnelle, réunissant de nombreux cinéastes de premier plan et d’anciens lauréats du Lion d’Or : de Guillermo del Toro à Yorgos Lanthimos, de László Nemes à Ildikó Enyedi, de Paolo Sorrentino à Noah Baumbach, en passant par Kathryn Bigelow ou Olivier Assayas. À tel point que des réalisateurs comme Luca Guadagnino ou Laura Poitras ont été relégués hors compétition. Dans ce contexte de très haute volée, le lauréat a tout de même surpris malgré une réception critique et publique favorable : Father Mother Sister Brother de Jim Jarmusch. Jarmusch, visiblement pris de court, a lancé un sincère et hilare « Oh shit! » en montant sur scène pour recevoir le lion d’or.
Dans son style inimitable, entre flegme et ironie sèche, Jarmusch orchestre un film en épisodes autour des relations entre parents et enfants adultes avec un casting extraordinaire. Trois épisodes («Father», «Mother», «Brother Sister»), sans lien narratif explicite, sont reliés par des motifs discrets : la voiture (vieille, en panne, ou neuve) joue un rôle essentiel et chaque segment débute comme un road movie ; l’expression britannique « Bob’s your uncle » (ce qui veut dire : eh voilà !) résonne dans chaque histoire ; les personnages s’interrogent tous sur la légitimité de trinquer avec de l’eau, du café ou du thé, jamais avec de l’alcool. Chaque épisode se déroule dans un lieu radicalement différent : une maison isolée avec une vue dans le New Jersey, une villa victorienne à Dublin et un appartement parisien.

« Father » présente Jeff (Adam Driver) et sa sœur Emily (Mayim Bialik) en route dans une voiture confortable pour rendre visite à leur père (Tom Waits) qui vit seul après le décès de leur mère. Dans la voiture, ils évoquent leur situation familiale et leurs rapports avec ce père étrange sans revenus stables. Jeff subvient partiellement à ses besoins tandis qu’Emily a toujours refusé de l’aider financièrement. L’ambiance est froide, l’accueil peu chaleureux. Seule la vue sur le lac depuis un fauteuil design rompt la monotonie. Lorsque Jeff s’enquiert des travaux qu’il a financés, le père reste vague. Peu à peu, on comprend que sa prétendue misère n’est qu’une mise en scène : il porte une Rolex authentique qu’il prétendait fausse, il possède une voiture de luxe flambant neuve qu’il cache et il se dirige vers un casino après le départ des enfants. Jarmusch dépeint la distance émotionnelle, les illusions partagées et l’artifice d’un père qui joue le rôle d’un pauvre homme devant ses enfants.
« Mother » met en scène Charlotte Rampling dans le rôle d’une romancière célèbre en pleine conversation téléphonique avec sa psychologue au sujet de ses filles Timothea (Cate Blanchett) et Lilith (Vicky Krieps). Celles-ci viennent une seule fois par an pour, chacune à sa manière, exhiber leur réussite : Timothea a obtenu une promotion dans son musée, Lilith simule un train de vie aisé pour se faire admirer de son amie avant de demander à sa mère de lui commander un Uber parce qu’elle n’a pas d’argent. Au début, Tim tombe en panne de voiture, mais parvient à repartir — preuve que la mobilité reste un thème central. La rencontre, autour d’un thé fade et de petit fours à peine touchés, suit un rituel bien rodé : parler uniquement des filles, jamais des écrits de la mère. Chacune joue un rôle dans ce petit spectacle.
Dans « Brother Sister », le jeu des apparences s’efface : les jumeaux Skye (Indya Moore) et Billy (Luka Sabbat) n’ont plus de parents. Il n’y a plus personne à impressionner, plus besoin de performance sociale. Le trajet dans Paris, en vieille voiture, les conduit de retrouvailles en errance, d’un café à l’appartement familial vide puis à un garde-meuble. Billy a tout rangé ; Skye, qui habite New York, est venue dire adieu. Dans une boîte, des photos et des documents révèlent un pan inconnu de la vie de leurs parents. D’autres boîtes, pleines de souvenirs des grands-parents, semblent avoir été stockées avec la même minutie, comme si l’histoire se répétait.

Ce dernier volet est sans doute le plus dépourvu de sarcasme : les parents ne sont plus que des souvenirs et le film laisse envisager deux lectures possibles. Faut-il apprendre à mieux s’occuper de ses parents de leur vivant ? Ou accepter qu’ils aient toujours une part de vie qui nous échappe — une part d’écrivain, de joueur, de mystère ? L’épisode fonctionne comme une médaille à double face : soit un appel à l’attention, soit une invitation au respect de l’individualité parentale. Cette ambivalence donne la tension ironique aux deux premiers volets et confère au dernier un ton plus méditatif.
Les costumes, signés Saint Laurent — également producteur du film via sa branche cinéma lancée en 2023 — s’intègrent avec subtilité à la narration. Après The Shrouds de Cronenberg, Parthenope de Sorrentino et Emilia Pérez d’Audiard, Anthony Vaccarello habille ici les protagonistes avec des nuances de couleurs qui relient symboliquement les familles. Dans «Father», Jeff et Emily arborent des vêtements en rouge foncé et bordeaux tandis que chez le père, c’est le bleu qui domine pour retranscrire et refléter, seule la doublure de son hoodie et de couleur bordeaux, son éloignement. Dans « Mother », Rampling, Blanchett et Krieps portent des vêtements aux tons rouges et roses criards qui ne s’accordent guère entre eux. Dans « Brother Sister », les jumeaux sont en jeans et blousons en cuir mais un top rouge apparaît brièvement sous la veste de Skye. Le rouge (couleur de la vie, du sang) semble peu à peu s’éclipser.
La photographie, assurée par Frederick Elmes pour « Father » et Yorick Le Saux pour les deux autres segments, est l’un des grands atouts du film. Elmes capte avec brio les routes boisées du New Jersey et les reflets du lac tandis que Le Saux s’approprie avec finesse les ambiances urbaines et suburbaines de Dublin et de Paris. Dans les deux premiers épisodes, le domicile parental est central ; dans le dernier, il n’est plus qu’un décor vidé. Il ne reste que des cartons et des traces matérielles de ce que fut une vie. Il en ira sans doute de même pour la maison de Dublin ou de celle au bord du lac : lieux éphémères, théâtres provisoires d’une représentation entre générations.

Crédit photographique : © Les Films du Losange