
Rumours, nuit blanche au sommet
Publié par Stéphane Charrière - 6 octobre 2025
Catégorie(s): Cinéma, Sorties DVD/BR/Livres
La réalisation d’un film à 6 mains constitue une expérience suffisamment rare pour susciter une attention singulière à l’égard de l’œuvre de Guy Maddin, Evan Johnson et Galen Johnson intitulée Rumours, nuit blanche au sommet. Une réunion politique d’importance, le G7, rassemble les chefs d’État les plus influents de la planète dans un château en Allemagne. Participent à ce sommet : Hilda Ortmann (Cate Blanchett), la chancelière allemande, Edison Wolcott (Charles Dance), le président des États-Unis, Cardosa Dewindt (Nikki Amuka-Bird), la première ministre britannique, Sylvain Broulez (Denis Ménochet), le président de la République française, Maxime Laplace (Roy Dupuis), le premier ministre du Canada, Antonio Lamorte (Rolando Ravello), le premier ministre italien et Tatsuro Iwasaki (Takehiro Hira), le premier ministre japonais.

En marge du sommet, les représentants des pays les plus riches s’apprêtent à dîner dans le jardin somptueux du château. Lors des discussions informelles qui précèdent le repas, émergent rapidement quelques éléments, véritables indiscrétions, appuyés par quelques procédés cinématographiques sur-signifiant (gros plans, découpage subjectif, captation d’expressions singulières qui renseignent sur les pensées et les tourments de chacun). À l’évidence, un soin particulier est apporté à la mise en scène et aux dialogues afin que le propos ne glisse vers un discours politique qui pourrait être perçu comme la finalité du film.

Au cours du repas donc affleurent les difficultés intimes de certains convives, en particulier celles de Maxime Laplace, le premier ministre canadien, manifestement fragilisé par ce qu’il laisse paraître de ses préoccupations. Le spectateur entre alors dans un état de veille et guette les moindres signes évocateurs chez les uns et les autres. Ici ou là, au fil d’échanges en apparence anodins, la caméra capture des regards et des mimiques qui trahissent une intériorité en souffrance.

Puis, au cours du repas, un premier point de bascule narratif entraîne définitivement le film hors de la sphère strictement politique. Les protagonistes se préparent à prononcer des discours. Pour les rédiger, ils composent des binômes chargés de compiler un argumentaire pour structurer les communiqués censés répondre à la crise internationale que traverse le monde. La futilité de la parole, voire l’inconsistance de ce qui doit constituer le corps de la communication politique à venir, souligne l’élément intentionnel principal : le vide des échanges souligne l’incapacité des dirigeants occidentaux à élaborer un discours apte à répondre aux attentes des populations. Ainsi, la question du politique se résume à ce constat, tandis que le propos du film se situe résolument ailleurs. Chaque instant, chaque mot, écrit ou prononcé, manifeste une inaptitude à concevoir un discours universel, entravé par l’incompréhension de ce qui demeure extérieur à soi et à ses désirs. De là, le vide. Rumours, nuit blanche au sommet ne cherche pas à donner des clés, il préfère laisser éclore un sentiment d’inconfort, comme si le véritable trouble résidait, non pas de ce qui est dit, mais de ce qui reste tu.

Les principales qualités du film résident dans sa capacité à imaginer une fable qui se construit précisément sur l’absence de relief de la parole politique et sur l’évidence de son impossible concordance avec les préoccupations quotidiennes des populations civiles. Le film bifurque alors et crée une situation improbable qui, dans son accomplissement narratif, libère le grotesque qui pointait ici ou là dans les premières séquences sans pour autant imposer une logique dramaturgique stricte. L’étrangeté des situations, dans l’étrange qui les caractérise, confère paradoxalement une cohérence nouvelle aux débats politiques sans substance qui ouvrent le film.

Rumours, nuit blanche au sommet emprunte alors les chemins chaotiques de la fable : épreuves de différentes natures, trajectoires rédemptrices voire expiatrices… Le film convie alors le spectateur à envisager le politique sous l’angle de l’humain plutôt que comme une fonction quelque peu réductrice en termes de possibilités narratives. Dans ce déplacement du regard, de la mission professionnelle vers la personne, s’affirme une forme de cinéma profondément mélancolique qui interroge la légitimité même de la représentation politique contemporaine.

Rumours, nuit blanche au sommet refuse les cadres habituels du récit politique pour en faire émerger une matière hybride, à la fois absurde, poétique et profondément humaine. Le film, derrière l’artificialité du grotesque, révèle l’effondrement progressif d’un langage politique vidé de sa substance et désormais dépourvu de portée idéologique fédératrice. En choisissant la voie de la fable, le film rappelle combien la fiction peut, mieux que le discours, observer les ambiguïtés de notre temps. Il ne s’agit plus de comprendre le monde mais d’éprouver son incohérence et, sans doute, de retrouver une forme d’éveil. Il n’est donc pas interdit de concevoir l’œuvre comme une parabole distante et inquiétante, mais étrangement lucide, sur l’avenir du politique.

Crédit photographique : Copyright Bleecker Street
Suppléments :
- Entretien avec Guy Maddin, Evan Johnson et Galen Johnson (2025, 14’)
- Diaporama de collages réalisés par Guy Maddin autour de « Rumours »
- 2 Courts-métrages de Guy Maddin, Evan Johnson et Galen Johnson :
Accidence (2017, 10’)
Stump the Guesser! (2020, 19’)
- Bande-annonce