Splitscreen-review Image du coffret Retour à la raison de Man Ray

Accueil > Cinéma > Man Ray / Sqürl - Retour à la raison

Man Ray / Sqürl - Retour à la raison

Publié par - 10 octobre 2025

Catégorie(s): Cinéma, Sorties DVD/BR/Livres

Après une distribution en salle remarquée à l’automne 2024, marquant le centenaire du mouvement surréaliste (1924-2024), quatre courts-métrages de Man Ray (Le retour à la raison, 1923 ; Emak-Bakia, 1926 ; L'Étoile de mer, 1928 et Les Mystères du château du Dé, 1929) sont cette fois réunis dans une édition vidéo (Blu-ray et DVD) qui emprunte son titre à l’un des quatre films : Retour à la raison. L’ensemble se distingue par : la qualité des images fournies, la richesse de l’un de ses compléments, un entretien passionnant avec Patrick de Haas (auteur de "Cinéma absolu, avant-garde, 1920-1930") et par une bande musicale parfaitement adaptée et composée par le groupe Sqürl constitué de Carter Logan et de Jim Jarmush.

Splitscreen-review Image du coffret Retour à la raison de Man Ray

Si l’ensemble des films semble répondre à une intention majeure du surréalisme, le rejet de la réalité, il n’en demeure pas moins que les quatre courts-métrages s’agencent autour d’une idée transversale qui consiste à entreprendre des expérimentations visuelles possiblement raccords avec les idées du surréalisme. Il convient donc de ne pas se méprendre sur la portée de ces œuvres. Si Man Ray est inévitablement associé au groupe surréaliste (après avoir été membre de Dada), il n’y a, dans ces quatre films, nulle trace d’une forme ou d’une stylistique qui définit le surréalisme. À cela une raison simple, le surréalisme est un état d’esprit, celui qui anime son créateur, et non une esthétique définie et codifiée. Man Ray n’a jamais perdu de vue que le surréalisme est avant tout une aventure du regard. Alors, tentons de dégager quelques intentions ici présentes qui, d’une manière ou d’une autre, se rapportent au surréalisme ou, à l’inverse, s’en éloignent.

Splitscreen-review Image du coffret Retour à la raison de Man Ray

L’Étoile de mer est un regard singulier sur le poème de Robert Desnos. Plus qu’une réponse au poème, le film est à envisager comme une interprétation subjective de l’œuvre de Desnos. Pour s’exprimer, Man Ray choisit le cinéma qui assume ici son rôle de langage métaphorique non pour prétendre à rejoindre l’écrit mais plutôt pour ouvrir d’autres voies interprétatives. Il est question ici de dire autrement. Il s’agit de laisser le regard, celui de Man Ray comme celui du spectateur, voguer au gré des affects convoqués par le télescopage d’images disparates. Plus linéaire sans doute que les trois autres courts-métrages, L’Étoile de mer s’affirme dans le dicible, ou plutôt le visible, et le mystère du regard ou du voir. Le film navigue entre images floues et images nettes. Comme une invitation à s’interroger sur ce que nous voyons ou sur ce que nous souhaitons voir de manière à laisser l’imaginaire s’exprimer.

Splitscreen-review Image du coffret Retour à la raison de Man Ray

 

C’est également ce que soulève comme problématique Retour à la raison. Aux atours plus expérimentaux, le film, le plus court des quatre proposés ici, exploite parfaitement l’un des procédés photographiques imaginés par Man Ray, la rayographie. À l’origine du principe, il y a le photogramme, une technique utilisée aux débuts de la photographie par Niepce, Talbot ou Anna Atkins. Très vite relégué au rang de prémisse, le photogramme va disparaître du champ d’investigation des pionniers de l’art photographique pour resurgir, grâce aux avant-gardes artistiques du début du XXème siècle. À ce moment précis, le photogramme, étape singulière qui conduisit à la photographie, devient un langage à part entière, c’est-à-dire que la technique devient une forme d’expression. Le procédé consiste à produire une source lumineuse afin d’éclairer des objets disposés sur une surface photosensible sans faire usage d’une caméra. Les objets exposés à la source lumineuse forment une ombre. Les parties du film qui ne reçoivent pas de lumière demeureront blanches (grises si les objets sont transparents) tandis que les parties directement exposées seront noircies.

Si le procédé n’est pas réellement nouveau (Christian Schad a composé des images avec ce procédé dès la fin des années 1910), Man Ray y voit la possibilité d’atteindre une forme d’écriture automatique. Le raisonnement repose sur le fait qu’un outil a été soustrait à la création du film, la caméra, et que les objets laissent une image sur laquelle l’artiste intervient le moins possible ou de manière indirecte. Autre point de contact avec certaines réflexions surréalistes, le principe du collage (assemblage d’éléments hétérogènes qui, dans leur cohabitation, provoquent la naissance de pensées abstraites dans l’esprit de celui qui observe). Même si la logique paraît diffuse, Man Ray envisage de multiples expositions d’objets éclairés sur le film et imagine des télescopages improbables dans l’ordonnancement de ses images après montage. Le geste de Man Ray transforme l’image en pensées. Des associations d’idées se forment ainsi selon des logiques apparemment contraires (exposition/montage) et pourtant combinatoires jusqu’à l’insertion d’images filmées au contact du réel : un manège de nuit et le corps d’un modèle féminin exposé à une lumière filtrée par des rideaux afin de proposer une image où les courbes du corps dénudé deviennent un espace de projection et se laissent remodeler par les ombres des coutures du tissu.

Splitscreen-review Image du coffret Retour à la raison de Man Ray

Emak-Bakia (Fichez-moi la paix en Basque) est, pour reprendre le terme utilisé par son auteur, un cinépoème. Le film est une sorte de transposition globale des principes de collage dans la logique de fabrication du film, de la technique au résultat formel. Différents procédés sont employés ici (rayographie, double exposition de la pellicule, prise de vue réelle) auxquels s’ajoute une animation en stop-motion (captation image par image). L’impression laissée par l’animation d’objets inertes transforme notre regard sur, par exemple, les sculptures de Picasso. Il est une chose d’en faire le tour, de contourner une œuvre, de l’observer et d’éprouver physiquement sa matérialité mais il en est une autre, Man Ray l’a bien compris, de nous donner à voir la même œuvre en la manipulant à l’aide des procédés filmiques. Les œuvres se chargent alors d’un sens nouveau qui vient questionner nos impressions premières en ouvrant des perspectives nouvelles. Ajoutons à cela que le montage se « radicalise » dans la sécheresse de celui-ci et dans le jeu des associations visuelles qu’il génère.

Splitscreen-review Image du coffret Retour à la raison de Man Ray

Enfin, Les Mystères du château du Dé réalisé en 1929, titre inspiré d’un poème de Mallarmé (Un coup de dé jamais n’abolit le hasard) s’impose comme le film le plus scénarisé de l’auteur. Le film adopte un schéma narratif que l’on pourrait rattacher à un cinéma plus « traditionnel ». En gros plan, des dés sont jetés et, dans la continuité, une voiture file sur les routes de France pour se rendre à la villa Noailles (nom des commanditaires du film par ailleurs) construite par Mallet-Stevens à Hyères. Ici, ce qui diffère des premiers films cités et qui prolonge Emak-Bakia, c’est une réflexion sur la position de la caméra et sur le visible.

Alors que Man Ray filme la complexité des lignes et ce qu’elle révèle de la structure architecturale, il insiste sur ce que l’œil voit sans s’attarder sur les significations cachées de ce qui est vu. Des corps dépossédés de l’identité que leur confère un visage s’adonnent aux joies autorisées par la maison : baignades dans la piscine, jeux en tous genres, déplacements conditionnés par des besoins ou des désirs, etc. En dissimulant les visages derrière des voiles qui masquent les traits distinctifs des personnages (masculins ou féminins), Man Ray incorpore des éléments déjà utilisés par René Magritte en 1928 dans une toile relativement célèbre, Les Amants.

Dans la toile comme dans le film, les individus sont dépossédés de leur identité par un voile qui, finalement, universalise l’attitude. Ces individus ne sont personne et parce qu’ils ne sont pas identifiables, ils deviennent tout le monde. Mais ce jeu de cache-cache est aussi révélateur d’autre chose que ce que suggèrent les apparences. Quoi ? Poursuivons jusqu’au bout le jeu surréaliste et laissons le soin au spectateur de le découvrir à partir de sa propre expérience. Simplement, gardons à l’esprit que, selon Man Ray et les surréalistes, le visible dissimule les choses et qu’il est possible, c’est l’intention ici, de se servir de ce constat pour révéler des choses absentes de l’image et ainsi laisser paraître tout le mystère qui caractérise le voir.

Grâce au visionnage de ces quatre films, le spectateur accède à une traversée du visible entre le concret de la matière filmique et l’abstraction des formes. Cette remarquable édition permet également de mesurer combien le cinéma de Man Ray, souvent associé au surréalisme par affinité d’esprit, s’étend au-delà de ce cadre. Le cinéma de Man Ray n’impose pas de sens puisqu’il repose sur l’invention et l’étonnement. Chacun de ces films interroge, à sa manière, le statut de l’image et du regard en substituant à la représentation du réel une expérience de perception. C’est sans doute là que réside la modernité intacte de ces œuvres, dans leur capacité à faire du visible le lieu même de l’invisible.

Splitscreen-review Image du coffret Retour à la raison de Man Ray

Crédit photographique : ©Cinenovo /©Man-Ray-2015-Trust-ADAGP-Paris-2023

Suppléments :

"Man Ray et le cinéma" : Entretien avec Patrick de Haas, historien d'art, amateur des avant-gardes, auteur de "Cinéma absolu, avant-garde, 1920-1930" (2025, 44')
"SQÜRL, Man Ray's Backing Band" : Ciné-concert en public enregistré et filmé au Centre Georges Pompidou en 2023, extrait "Le Retour à la raison" (2023, 4')

Partager