L’année 2025 fut marquée par une vague inattendue, une euphorie aux allures de tsunami qui inonda les réseaux sociaux de commentaires dithyrambiques. La sortie du jeu Clair Obscur : Expedition 33 n’était pas l’événement le plus attendu de l’année, tout au plus une profonde curiosité animait la plupart des joueurs vis-à-vis de l'œuvre du studio français Sandfall Interactive. Après sept mois, le voici élu Jeu de l’année aux Game Awards, entre autres choses, respecté par la sphère vidéoludique et accompagné d’une communauté qui l’encense avec une ferveur en apparence unanime qui n’avait pas été vue dans le monde du jeu vidéo depuis longtemps. Si l’on se penche sur les raisons de ce succès, plusieurs éléments sont à relever.

En premier lieu, le récit. Clair Obscur plonge le joueur dans la ville de Lumière, un faux-Paris en ruine au milieu de l’océan et des rocs volants. Cette citée à la tour Eiffel tordue au milieu d’un univers désolé fut arrachée au reste du monde soixante-sept ans auparavant et depuis, chaque année, les habitants atteignant un certain âge sont gommés du monde par une entité nommée la Peintresse. Pour tenter de mettre fin à cette malédiction, les habitants de Lumière envoient chaque année une expédition à l’assaut du monolithe où trône la Peintresse. Monument titanesque sur lequel est affiché un étrange décompte qui démarra au numéro 100.

L’aventure commence alors que la Peintresse passe au numéro 33. Une nouvelle expédition, baptisée de ce même chiffre, s’apprête à partir avec à son bord Gustave, un citoyen de Lumière qui voit l’amour de sa vie gommé sous ses yeux. Accompagné de quelques collègues, et en particulier de sa sœur de cœur Maelle qui perdit tôt ses parents, gommés peu après sa naissance, celui-ci va partir à la découverte de l’île d’où règne l’entité divine qui leur impose un désespoir constant.

Ce qui fait la pertinence d’Expedition 33 est ainsi l’établissement d’un thème central dont la présence se fait sentir à tous les niveaux et instants : le Deuil. Tous les personnages centraux sont formatés par une perte et un désespoir sous-jacent auquel ils tentent de survivre. Le débarquement sur l’île de la Peintresse rajoute par exemple au malheur de Gustave qui voit son équipe massacrée au point de s’imaginer seul survivant et prêt à mettre fin à ses jours. C’est la présence d’une survivante qui lui fait changer d’avis. Le seul moyen d’échapper au désespoir, ce sont les liens formés avec les autres. Lesquels offrent également l’opportunité de s'émerveiller face au monde souvent baigné de lieux ensoleillés au milieu d’ombres profondes.

Le titre du jeu, Clair Obscur, n’est donc pas un simple clin d'œil. La direction artistique de l'œuvre s’inscrit dans les règles formelles et les idées essentielles de ce style pictural. Le contraste entre l’or, la lumière, et le noir, l’obscurité, répond à un besoin de contraste afin de mettre un sujet en évidence comme cœur spirituel d’un univers. Raison pour laquelle les personnages sont habillés d’uniformes noirs, comme éternellement en deuil, certes, mais aussi pour mettre leur tête en évidence. Leurs individualités, et donc leurs sentiments et interactions, sont le cœur de l’histoire sur fond de réflexion sur le lien entre l’homme et la peinture.

Tout l’univers d’Expedition 33 est régi par un visuel et un vocabulaire faisant référence à cet art. Les capacités et magies des personnages tournent autour de la chroma, la lumina et autres pictos, des éléments qui font écho au vocabulaire de l’art pictural. Tout cela accompagné de créatures, les gestrals, aux allures de poupées articulées et de pinceaux vivants. Un choix qui prend son sens lors de la révélation finale du jeu qui présente ce monde comme le tableau d’un peintre décédé, fils aîné d’une famille d’artistes magiques d’une autre réalité où l’art crée de petits univers.

L’aventure vécue ne dépeint donc pas simplement une quête pour libérer un monde fantastique d’un monstre maléfique. Elle présente les tourments d’une famille empoisonnée par un deuil qui corrompt jusqu’au dernier leg d’un disparu. Les réflexions sous-jacentes inspirées au joueur concernent alors le lien entre un individu et sa création. Quelle part de lui s’y retrouve, survit à travers elle et quelle influence a-t-elle sur ses observateurs ? Comment le ressenti du spectateur déforme-t-il l'œuvre contemplée ?

Le parcours des protagonistes, créations du tableau lui-même, est conditionné par le ressenti de cette famille. Le chagrin se nourrit du chagrin. La quête est motif à un voyage aux côtés de personnages donnant les clés pour sortir du deuil. Le choix de l'esthétique en Clair Obscur participe d’une mise en évidence du lien à autrui, de l’expression artistique et de la contemplation de la nature comme éléments de vie au milieu d’un monde dépeint comme brisé. Le tout incarné par la devise des protagonistes : “Demain viendra”. Appel à tenir par-delà les moments de désespoir. La narration rejoint une direction artistique cohérente dans une unité esthétique complète.

Une vision du jeu vidéo qui s’inscrit dans la fameuse French Touch évoquée depuis les années 90, avec les créations de développeurs comme Michel Ancel, Frédérick Raynal, Eric Chahi ou Paul Cuisset. Si la définition peut prêter à débat, le terme est souvent utilisé pour évoquer un style typiquement français qui frôle la marginalité par rapport au reste du marché mondial. Parfois coloré et féérique (Rayman, Heart of Darkness), parfois sombre et mélancolique (Dishonored, L’Amerzone), elle présente des ambitions narratives et esthétiques fortes, parfois au détriment du gameplay.

 Si ses statuts de jeu indépendant ou de meilleur RPG de 2025 risque de faire encore débat quelques temps, le jeu de Sandfall Interactive s’inscrit pleinement dans cette mouvance française de part un univers qui tranche radicalement avec les créations des gros studios contemporains, souvent accusés de sacrifier les prises de risques artistiques, ludiques et narratives de leurs jeux sur l’autel d’un marché qui apprécie par nature la standardisation. L’avenir seul dira dans quelle mesure le succès mondial de cette œuvre tenait de son contraste avec le marché dans lequel il est arrivé. Reste qu'au-delà de son contexte, Clair Obscur : Expedition 33 présente une aventure à l’esthétique cohérente avec les idées du style dont il tire son nom, associant son histoire et sa direction artistique dans une certaine symbiose au service d’un thème aussi complexe qu’universel.

Crédit Image : ©Sandfall Interactive ©Kepler Interactive.