Caligula
Publié par Stéphane Charrière - 17 décembre 2025
Catégorie(s): Cinéma, Sorties DVD/BR/Livres
L’édition de Caligula proposée par Potemkine Films est un bel objet. Le contenu éditorial, tout comme la qualité des copies (mis à part le Io, Caligula), affichent une qualité plus que satisfaisante. Potemkine Films n’a pas lésiné : trois versions du film figurent dans le coffret. Celle non censurée de 1979 dans laquelle figurent des scènes pornographiques tournées à l’initiative de Bob Guccione (fondateur du magazine Penthouse et producteur du film), Io, Caligula, la version italienne montée par Franco Rossellini et la version nommée Ultimate cut, la plus longue et sans doute la plus intéressante des trois présentes dans le coffret.
Le film est précédé d’une réputation singulière dans la mesure où ses auteurs premiers (Gore Vidal au scénario et Tinto Brass à la mise en scène) se sont désinvestis progressivement du projet. Gore Vidal ne supportant pas les changements scénaristiques souhaités par Brass et ce dernier ne souhaitant plus être crédité au générique dès lors que l’accès au montage du film lui fut refusé par la production désireuse d’intégrer au film des scènes de sexe non simulées. Caligula bascule alors dans la catégorie des films mutilés, déformés, reformulés. Aujourd’hui, à la redécouverte de l’ensemble éditorial, le film témoigne du chaos initié par des intentionnalités divergentes qui n’ont jamais su ou souhaité s’accorder. Mais pas seulement.
Revoir Caligula n’est pas dénué d’intérêt. Nous parlons ici de la version la plus longue, celle de 3h58 minutes. Déjà pour la reconstitution fantasmée d’une époque, celle qui a vu l’émergence d’un empereur arrivé au pouvoir en 12 ap JC et qui sera assassiné en 41 ap JC. Le film ne triche jamais : nous savons que ce que nous voyons est la vision d’un temps qui n’est pas le nôtre, nous savons que cette vision et cette reconstitution ne sont pas réalistes mais, en même temps, au regard des comportements, des délires, de l'égocentrisme, de l’avidité, de l’envie de pouvoir, l’œuvre décrit des situations d’apparence familière et nous parle étrangement. Les travers individuels, les personnalités de chacun renvoient inévitablement à des comportements que nous pouvons reconnaître. Le constat est simple, presque évident : l’accession au pouvoir est toujours régie par des pulsions ou des élans qui sont immuables. Alors Caligula nous raconte aussi quelque chose de contemporain.
Le principal intérêt de ce Caligula réside dans la possibilité de voir la peinture d’un monde qui, dans sa propre caricature, évoque la dissolution du nôtre et la crise civilisationnelle que nous traversons depuis la fin du siècle dernier. Les correspondances thématiques et les problématiques communes se vérifient aussi par des conduites qui, faites de petites manies, de considérations négatives, se rapprochent de celles que nous ingérons de manière inconsciente au point de définir notre personnalité et d’infuser le collectif.
Notons, toujours dans la version ultimate de Caligula, la distance théâtrale que prend le cinéaste avec les situations montrées et les épisodes choisis dans le découpage. Cette manière de filmer une action dans un surcroit d’artificialité revendiqué donne la sensation au spectateur d’être un observateur, d’étudier les mœurs d’un temps pour tenter de comprendre ce qui n’a pas fonctionné alors et qui se répète encore aujourd’hui. Une dimension anthropologique peut se lire doublement ici. D’abord, il est possible aussi de considérer Caligula sous l’angle de l’auscultation d’une époque cinématographique et d’un genre qui n’en finit pas de s’éteindre, le péplum, à travers un usage assumé et outrancier des tics du cinéma des années 1970-1980. Mais il est aussi permis de voir dans le film l’étalage d’us et de coutumes décrits volontairement de manière carnavalesque afin de se livrer à une inspection de la condition humaine et de ses penchants singuliers. À défaut de partager pleinement le caractère des actes décrits, le spectateur contemporain aura le loisir de mesurer toute la vanité des attitudes qui réfléchissent notre temps pour mieux nous renvoyer une image dépossédée des masques qui en dissimulent l’essence.
L’absence de filtre soulignée ici se fait l’écho de l’inconséquence de Caligula. Ce dernier, fruit d’une dérive amplifiée par l’acquisition d’une certitude, celle d’appartenir à une lignée maudite, s’érige volontairement en artificier d’un déclin, celui de Rome, celui d’une civilisation qui n’a jamais su fédérer ou rallier à ses valeurs les peuples conquis. Caligula incarne l’origine d’une décadence qui se perpétue encore et qui se mesure ici par la dimension onirique d’images ou d’épisodes précis qui, dans leur absence de logique narrative si ce n’est celle d’une chronologie amputée de quelques épisodes marquants de la vie de l’empereur, échappent à toute forme de rationalité. Les décors, les costumes, les mots sans parler de la texture des images, de la scénographie ou des mouvements d’appareil servent à souligner une inconsistance qui est autant celle d’une époque que celle de l’empire romain et, par extrapolation, de nos démocraties contemporaines.
Cette édition Potemkine Films se présente donc comme un geste qui permet moins de «réhabiliter» Caligula que d’en assumer pleinement l’état de ruine, au sens noble du terme. En donnant accès à plusieurs versions, dont l’Ultimate Cut apparaît comme la plus cohérente dans son chaos même, l’éditeur offre au spectateur les outils nécessaires pour mesurer ce que fut Caligula : un film impossible. Plus qu’un objet de plaisir ou de scandale, ce coffret constitue ainsi un document précieux. Car si Caligula demeure aujourd’hui une œuvre aussi dérangeante, c’est sans doute parce qu’il ne se contente pas de mettre en scène la décadence d’un empire révolu. À travers son artificialité revendiquée, son goût pour l’excès et sa logique de décomposition, le film agit comme un miroir déformant mais étrangement lucide de nos propres sociétés. La folie du pouvoir, la confusion entre désir et domination, l’effondrement des valeurs collectives au profit de pulsions individuelles y trouvent un écho troublant. Revoir Caligula aujourd’hui, dans sa version la plus ample, revient alors moins à observer les errements d’un empereur antique qu’à interroger les mécanismes persistants d’une crise civilisationnelle qui, loin d’être close, continue de se rejouer sous d’autres formes.
Crédit photographique : © Bac Films / Copyright D. R.
Suppléments :
4K Ultra HD "Caligula : The Ultimate Cut" :
Pas de bonus vidéo
Blu-ray Caligula : "The Ultimate Cut" :
Pas de bonus vidéo
Blu-ray "Caligula" version longue non censurée (1979) :
Générique d'ouverture d'origine
"A Documentary on the making of 'Gore Vidal's Caligula'" : Making of d'époque par Giancarlo Lui (1981, 60')
"Istinto Brass", documentaire inédit sur la carrière de Tinto Brass par Massimiliano Zanin (2013, 94')
Comparaison de séquences par Olivier Rossignot
Blu-ray "Io, Caligula" (1984) :
Interviews inédites de Tinto Brass, Teresa Ann Savoy, John Steiner
Interviews d'archives de Tinto Brass, John Steiner et Lori Wagner