Un Grand Voyage Vers La Nuit
Publié par Pierre Raphaël - 6 février 2019
Très jeune réalisateur chinois, l’intrigant Bi Gan s’impose déjà comme quelqu’un à suivre de près. Après l'épatant Kaili Blues en 2015, il a présenté en 2018 au Certain Regard, à Cannes, son nouveau film, Un Grand Voyage Vers La Nuit. Enfin sorti dans les salles françaises, nous découvrons avec émerveillement ce cinéma ambitieux et envoûtant.
Un homme retourne dans sa ville natale en quête d’un fantôme qui habite ses pensées. Le fantôme est une femme. L’aimée. Il poursuivra ses recherches jusque très loin dans ses rêves.
La première partie d'Un Grand Voyage Vers La Nuit est un poème morcelé et éthéré. Délicatement montées entre elles des images de tunnel, de pendule qui permettent de remonter le temps, de volutes de cigarettes et de pluie. Bi Gan écrit des images qui sont des rimes visuelles. Un récit qui balade le spectateur dans une mémoire fragmentée où l’antichambre des souvenirs est une pièce inondée qui se remplit d’eau peu à peu.
Un Grand Voyage Vers La Nuit est une poésie visuelle et sonore faite de statisme et de mouvement, d’un homme et d’une femme. C’est un film où l’on demande au spectateur de plonger dans l’inconscient d’un homme déchiré par l’oubli qui s’installe et l’amour qui s’efface.
« Parfois, je rêve une dernière fois de quelqu’un avant de l’oublier » dit-il.
Pour voir la deuxième partie du film, il faut, comme le personnage du film le fait, chausser des lunettes 3d et se laisser emporter dans un plan séquence de plus d’une heure. Une prouesse technique formelle où l’irréel et le fabuleux habitent la narration et la mise en scène. Le reste n’est que féerie. Une féerie qui débute dans une caverne, le refuge des premiers hommes, la cavité maternelle, le commencement de tout. À l’intérieur, une rencontre avec un enfant, l’ermite éternellement jeune, prisonnier de son propre rêve. Il va guider notre homme dans son périple onirique.
L’homme rêve d’une ville à deux niveaux, comme deux états de la conscience, deux êtres. Plus il s’y enfonce, plus il se confronte à son moi entièrement brûlé comme la maison de sa mère. Sa mère qui d’ailleurs a les cheveux rouge. Elle souhaite quitter le rêve, franchir cette grille insurmontable qui la retient dans la mémoire de son fils.
Le décor d'Un Grand Voyage Vers La Nuit est à couper le souffle. C’est une petite ville en ruine qui s'apparente à un labyrinthe ou qui le devient. On pense à L’invention de Morel de Bioy Casares où le héros, lui aussi, poursuit une projection. Par extension, on pense aussi à L’année dernière à Marienbad d’Alain Resnais et son huis clos mental.
Mais on songe également à Stalker de Tarkovski où les personnages qui entrent dans la zone explorent le conscient et l’inconscient, le rêve et la réalité et où, là aussi, les verres tombent des tables comme par enchantement.
Esthétiquement, les couleurs et les cadrages empruntent indéniablement à Wong Kar Wai un savoir-faire certain. Le rouge de la passion et du rêve se marie avec le vert de l’éternité. Mais l’esthétique évoque aussi fortement Hou Hsiao Hsien qui, en maître du cadre, inspire à Bi Gan une composition impeccable et un sens de lecture de l’image qui s'étale sur plusieurs niveaux de représentation. Calé sur le mouvement de la caméra, le parchemin qu'est Un Grand Voyage Vers La Nuit déroule une peinture sublime, éphémère comme un feu de Bengale.
Un Grand Voyage Vers La Nuit est tellement ambitieux qu’il déroutera sûrement certains spectateurs en raison de l’effort qu'il nous est demandé de produire. L’effort de s’abandonner pendant 2h20 et d'accepter de se faire guider au-delà de toute réalité connue et déjà éprouvée. Une fois perdu, on ne souhaite plus que le rêve s’arrête, le lapin nous a embarqué comme il a embarqué Alice. C’est une sensation, une expérience de spectateur, comme celles que l’on a pu vivre avec un grand cinéaste américain, David Lynch. On souhaite à Bi Gan une carrière aussi prolifique qu’envoûtante.
Crédit photographique : ©Bac Films