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Tout auteur expose dans ses créations un peu de lui-même. À différents degrés, consciemment ou non, via un langage qui lui est propre, le créateur exhibe une part de lui-même. Pour un dessinateur ou un scénariste, qu’il soit de BD ou autre, c’est la somme de ses influences qui vont définir son style, ses cadrages, ses sujets. Certains s’inspirent de l’Histoire pour créer des univers fictifs crédibles, d’autres investissent leur personnalité, injectent ou même transposent leur vécu dans celui de leurs personnages. Aujourd’hui le scénariste qui nous intéresse a plus ou moins usé de tous ces procédés. Au regard de l’œuvre qui étaye notre propos, Les Errances De Julius Antoine, on peut se risquer à avancer que Serge Letendre (le scénariste évoqué) a su caractériser son personnage à partir de sa propre personnalité. Sans aller jusqu’à prétendre qu’il a fait de son protagoniste un double de lui-même, on peut sans trop de risque avancer que le parcours psychologique de son personnage, est très proche du sien.
Les Errances De Julius Antoine est une BD née de la collaboration entre le dessinateur Christian Rossi et le scénariste Serge Letendre connu alors pour la célèbre série La quête de l’oiseau du temps. De cette collaboration, trois tomes ont vu le jour et composent Les Errances De Julius Antoine. Il s’agit de Léa, La maison et Le sujet. Tous plus ou moins indépendants, ces volumes dessinent le portrait de Julius Antoine, personnage habité de nombreux traumatismes qui essaye tant bien que mal de transiger avec ses blessures afin d'arriver à vivre ou à survivre.
L’œuvre se présente comme une catharsis. Serge Letendre va sublimer ses pulsions et essayer de s’en libérer en les matérialisant à travers son personnage. Ainsi, chaque tome répond à la volonté d’explorer un élément qui eut un effet traumatique sur l’existence de l’auteur auquel il adjoint une intrigue aux aspirations diverses pour nourrir l’intérêt du lecteur. Dans le cas du premier tome, Léa, Serge Letendre développe une trame qui témoigne d'une troublante attirance pour les adolescentes. Julius éprouve un irrésistible attrait pour Léa. Problème conséquent, la jeune fille est retrouvée morte alors que Julius Antoine devait la surveiller. Il devient donc le principal suspect de l'investigation. Ici, Serge Letendre utilise les ressorts narratifs de l’enquête policière pour explorer ses tourments. Le récit s’articule autour d’une tension qui sous-tend la lutte interne du personnage déjà présente en lui bien avant le drame mais qui se matérialise avec la mort de la jeune fille.
L’intrigue policière est un prétexte pour interroger le lecteur en jouant sur ses attentes et son appréhension autour du mystère et du sujet. Pour cela, l’ouvrage puise dans des univers connus de tous : Lolita de Stanley Kubrick est cité explicitement dans Léa et rejoint quelque peu la thématique du tome (le même genre de référence figure sur la couverture du tome 2 avec une évocation directe de Rebecca d’Hitchcock). Si l’enquête en elle-même n’a rien de révolutionnaire, c’est parce que le propos est ailleurs. Le véritable sujet du tome, ce sont bien les afflictions d’un homme en lutte permanente contre les pulsions qui l’accablent et contre lesquelles il ne peut rien faire.
Cette aliénation et l’isolement social qui en résulte ainsi que cette lutte interne se transmettent de manière palpable par le biais d’une narration à la première personne.
Le mélange de différents éléments aussi bien réels que fictifs offre un premier tome dérangeant et surprenant. Le risque était conséquent mais l'ouvrage est une réussite car son personnage principal intrigue alors qu'il aurait pu susciter dégoût et répulsion. On aurait pu vite vouloir l’ignorer, le juger ou même le punir si la BD ne nous avait pas fait embrasser son point de vue.
Les mêmes principes qui consistent à lier des éléments narratifs codifiés selon des logiques de genres reconnus (le thriller) avec un élément cathartique seront plus ou moins ré-utilisés dans le second tome, La maison. Ici, la problématique rencontrée par le personnage est plus en accord avec les sources d’inspirations de Serge Letendre que de son vécu à proprement parlé. Julius Antoine doit retourner dans le giron familial pour veiller sur sa mère avec laquelle il a eu une relation difficile. C’est l’occasion pour lui de se confronter à son passé et à sa famille. Le tome se présente presque comme un huis clos et reprend le schéma instauré par le premier tome. Serge Letendre construit son récit sur le malaise vécu par le personnage au contact de la maison familiale et du passé qu’elle renferme. La narration joue de l'alternance entre plusieurs temporalités pour nous donner à éprouver la même confusion que Julius lorsque les nappes de passé et de présent se juxtaposent.
Le traumatisme de ce second tome touche à l’enfance du personnage mais la trame, elle, est peut être un peu trop proche de celle du tome 1. L’impression de répétition qui s’empare du lecteur dessert l’intrigue policière même si celle-ci n’est pas centrale. Il en résulte un sentiment mitigé et l'album est peut-être moins enthousiasmant que le premier parce que moins surprenant. Surtout que l’aspect cathartique de La Maison est moins prononcé, moins explicite car il ne sert que de base au contexte familial marqué par l’absence du père, ce qui a contraint la mère à devenir la figure principale de la famille. Ce point constituera d’ailleurs le matériau du troisième et dernier tome intitulé Le sujet.
Le Sujet se révèle être très différent des deux premiers volumes. Il délaisse les ressorts de l’intrigue policière pour tendre vers le Road Trip et le reportage. Dans cet ouvrage, Julius Antoine part à la recherche de son père en Afrique pour trouver des réponses à ses questions identitaires et reprendre le fil de sa vie.
Il est intéressant de comparer Le Sujet et sa dynamique de confrontation à la difficulté que les auteurs ont rencontrée pour le réaliser. Serge Letendre avoue que ce tome aura été une expérience difficile car il a dû affronter l’élément le plus traumatique de sa vie qui est au centre de la narration : la séparation de ses parents.
Pour nourrir leur propos, les auteurs se sont mis en situation en allant au Sénégal pour y saisir des moments du quotidien, des éléments de la culture locale que ce soit au niveau des croyances ou, tout simplement, de ce qui émane des interactions entre la population locale et des étrangers. Grâce à cela, Le Sujet est riche de détails, de rencontres. Tout participe à rendre ce voyage contemplatif et culturellement enrichissant aussi bien pour les personnages du récit que pour le lecteur.
C’est au travers d'une ambiance plus chaleureuse et presque onirique que Le sujet nous conduit vers la conclusion de la trilogie. Le Sujet parachève Les Errances de Julius Antoine avec une histoire plus intimiste que les précédentes. Un voyage entre fiction et réalité qui aura été un moment très important dans la vie de l’auteur puisqu'une quête de soi qui était en marche précédemment se clôt ici. Avec ces 3 histoires, Serge Letendre a plongé toujours plus profondément au cœur de sa psyché pour y affronter ses plus profonds traumatismes.
À mi-chemin entre le thriller et l’exercice de psychanalyse, Les errances de Julius Antoine était une œuvre nécessaire pour son auteur afin qu’il puisse atteindre une forme de sérénité. De cette nécessité sont nées une pulsion créatrice et une œuvre cathartique fascinante.