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Les mythes ont la vie dure
Publié par Gilbert Babolat - 25 avril 2019
Catégorie(s): Expositions / Festivals
Sigmund Freud avait raison, on n’en finit jamais avec les mythes et, a fortiori, encore moins avec les plus anciens. On y trouve beaucoup de souffrances, de ces violences difficilement contenues, de celles qui meurtrissent et font souffrir les chairs. De celles qui amènent à élaborer quelque stratagème pour commettre l’irrémédiable, le geste fatal : l’assassinat. C’est donc un geste calculé. La vengeance a été circonscrite un temps puis se libère. Et c’est de la chair maternelle dont il est question aujourd’hui. De la souffrance d’une ex-reine devenue prisonnière de ses ennemis, qui a presque tout perdu et qui perd tout, jusqu’à son dernier fils. C’est aussi un drame familial mêlant cupidité et fourberie. L’assassin du fils aimé est le beau-frère en qui le couple royal avait toute confiance jusqu’à lui laisser leur fils ainsi qu’une partie du trésor, au cas où les affaires tourneraient mal. Et, évidemment, elles tournent mal.
Parler du criminel, c’est donc faire fiche signalétique, établir les faits, lister et dire sans fioriture. Un peu catalogue au fait, mais le thème s’y prête. Alors il faut que cela fasse bloc, que cela saute aux yeux. Peu d’élucubrations. Se planter quelque part dans le musée des Beaux-Arts de Lyon. Il faut bien choisir un lieu et en connaître des coins. Surtout connaître des endroits moins fréquentés que d’autres, la surprise n’en sera que plus forte.
Donc prendre le chemin du département des objets d’art au premier étage. Il y a moins de monde, souvent les visiteurs passent rapidement, un peu fatigués à vouloir tout voir, les grands tableaux au deuxième ou la partie égyptienne et, l’évitent. Au final, les meubles, les plats, les vitraux, une chambre à coucher passent à la trappe. Et on n’a pas remarqué deux grandes tentures, plaquées au mur, en retrait. C’est qu’on a filé. Dommage…
Alors revenons à notre thème, le criminel. Comme dans une fiche signalétique, s’en tenir aux faits et faire sec et surtout court. Oui un peu uppercut pour ce dossier. Parfois faut que ça claque !
Le contexte. Cela se passe pendant l’après guerre de Troie, dans le long poème d’Homère, L’Iliade écrit au VIIIème siècle avant J.C.. La cité est prise par une coalition de Grecs suite au rapt d’Hélène, femme du roi grec Ménélas, par un prince troyen, Pâris. Ce dernier est un des fils du couple royal Priam et Hécube. Troie tombe aux mains des Grecs. Priam est tué ainsi qu’un autre fils du couple, Hector. Le camp troyen souffre. Ne restent plus que la mère Hécube, reine déchue, son dernier fils Polydore et une de ses filles, Polyxène. Mère et fille sont captives des Grecs et sont embarquées sur un navire à destination de la Grèce. Les deux femmes sont cependant séparées.
L’auteur. Il s’appelle Ovide et, sous le principat d’Auguste au Ier siècle après J.C., il écrit un long poème mêlant mythes grecs et romains traitant de métamorphoses. Le titre éponyme de l’œuvre dans son livre XIII parle de la capture des rescapés de Troie et de la tragédie vécue par Hécube.
L’œuvre. Il s’agit de deux tentures d’environ 3,70 mètres de haut sur 4,90 mètres de largeur. Cousues de fils d’or, de soie ou de coton. Les tentures intègrent du satin de soie qui est même peint.
Commençons par les protagonistes. Sur les deux tentures n’apparaissent que trois personnages principaux : Hécube, la femme de Priam, le fils défunt Polydoros et le meurtrier, son oncle Polymestor. Insistons sur les liens familiaux dans cette affaire. L’oncle tue son neveu et la belle-sœur, meurtrie dans sa chair, tue son beau-frère. Un trio donc. Des autres ? Quelques servantes ou des captives troyennes. Les premières tissées dans La mort de Polydoros et les secondes dans La vengeance d’Hécube.
Les mobiles du criminel. Polydoros n’est pas en capacité de combattre les Grecs à Troie, il réside dans un lieu sûr auprès de son oncle. Priam et Hécube, confiants, ont apporté aussi un trésor, certains de la probité de Polymestor. Par cupidité et sachant que Troie est désormais prise par les Grecs, ne craignant plus rien, l’oncle décide de se débarrasser de son neveu. Il est tué et son corps jeté dans la mer.
Souffrances de la mère. Pendant ce temps, un malheur n’arrivant jamais seul, la veuve Hécube pleure la mort de sa fille Polyxène qui a été sacrifiée sur la demande du camp grec. Se préparant pour les funérailles, elle découvre alors sur le rivage le corps de Polydoros. Deux morts presque dans la même journée…
Le stratagème. Furieuse mais contenant sa haine et sa vengeance, elle décide d’attirer le beau-frère pour lui faire miroiter une autre partie du butin non remise. Le beau-frère, hypocrite au plus haut point, accepte. Hécube devant cacher la souffrance atroce qui la ronge est accompagnée de captives troyennes. Arrivée sur le lieu, elle crève les yeux du beau-frère tant haï et trois femmes le frappent.
Maintenant parlons du positionnement des deux œuvres et du visiteur. Il faudra faire plus prolixe, moins fiche signalétique.
D’abord se placer dans l’îlot central consacré à une collection de céramiques asiatiques. On est en retrait, entre les deux tentures. Rares sont les visiteurs qui y stationnent. Le binôme ainsi révélé fait bloc. Regarder sur la droite puis sur la gauche. La cause et sa conséquence. Ça peut être rapide et c’est même conseillé parce qu’on a alors tout en tête. Et cela fait uppercut en quelques secondes.
À droite donc la cause : La mort de Polydoros. Et sur deux plans la tragédie. Dans le milieu, les vagues portent le corps du fils. Au centre sa mère le récupère et le visage de l’enfant est peint sur du satin de soie. Comme si cette matière, par son aspect chatoyant et moiré, pouvait atténuer la morbidité de la scène. Mais le soyeux se diffuse comme si la chair se mourrait de l’intérieur, comme un poison lent, aux effets certains et délétères. Les traits du visage ne sont pas marqués, c’est que la peinture doit imprégner le satin mais pas tant que ça. Cela reste comme en surface, quelque chose qui a gangréné le visage et puis tout le corps, mais un corps vêtu. La douleur n’en n’est que plus saisissante parce que c’est l’autre corps, celui de la mère qui se met à souffrir. C’est ce qu’on se dit quand on se met à regarder de plus près, parce qu’il faut sortir de l’îlot pour bien observer ce visage de douleur. Revenir deux pas en arrière dans l’îlot et fixer son attention sur la tenture de gauche, sur La vengeance d’Hécube. Et là, la cruauté de la scène est patente. En plein milieu, ce couteau si bien en main. Empoigné pour pointer sûrement et crûment parce ce qu’il faut faire violence, répondre à la souffrance contenue depuis la scène du rivage, une souffrance qui explose et l’œil du beau-frère visé, rien que cette détermination appliquée qui apparaît de manière si nette sans qu’on ait besoin d’aller plus près. Le placement est capital pour que cela fasse bloc. Très souvent une question de profondeur de champ. La bonne distance, celle dite la plus juste pour saisir l’œuvre, surtout avec de si grands formats. L’allée du département d’objets d’art des Beaux-Arts de Lyon pose une contrainte qui se révèle, au final, être un atout. Elle force le visiteur, le regardeur au sens "duchampien", celui qui, par l’acuité du regard, fait faire sens à l’œuvre. Il ne la recrée quand même pas, n’exagérons pas ! Mais il doit se placer différemment, apporter ce soin supplémentaire qui évite de passer devant, plutôt à côté des deux œuvres.
Les mythes ont la vie dure, et ils résistent au temps : c’est que le trinôme cupidité-fourberie-vengeance est un des ferments classiques du criminel. D’une source antique, la gravure qui a servi de modèle pour la réalisation des tentures date de la Renaissance. Les mythes ne craignent pas non plus les voyages. L’artiste Bernard Salomon et l’imprimeur Jean de Tournes sont lyonnais. Les tentures ont ensuite été tissées en Chine au début du XVIIème siècle. Le commanditaire est probablement Francisco Mascarenhas, gouverneur à Macao, alors enclave portugaise.
Crédits photographiques : © Lyon MBA-photo Alain Basset