M le Maudit et Le testament du Dr Mabuse - Tamasa
Publié par Stéphane Charrière - 3 mai 2019
Catégorie(s): Cinéma, Sorties DVD/BR/Livres
Le crime et celui qui le perpétue, le criminel, ont toujours fasciné le public. Il était donc tout à fait naturel que le cinéma s’empare du phénomène. Très tôt, dès lors que l’on a assisté à une scénarisation des récits filmiques, les univers criminels se sont invités dans la production cinématographique. En France, Histoire d’un crime de Ferdinand Zecca (1901) est généralement considéré comme le premier film policier. Le film, s’il est fort loin d’un début de codification du genre, a le mérite d’exposer de manière explicite les différentes phases de l’existence d’un acte délictuel. Pour voir une évolution du film criminel plus en rapport avec les questionnements sociaux et philosophiques de son époque, il faut attendre la modélisation filmique du serial qui était largement, et depuis longtemps, exploitée par une littérature dite populaire.
L’ère du serial filmé débute sous les auspices de Zigomar, personnage créé par Victorin Jasset. L’avènement du serial et sa reconnaissance formelle viendront avec les deux productions Gaumont réalisées par Louis Feuillade. D'abord, il y aura Fantômas (1913/1914) en 5 épisodes et, bien sûr, Les Vampires (1915), saga policière déclinée en 10 épisodes sur une durée de plus de 7 heures. Les deux entreprises sont un succès mais elles ne font qu'exploiter les inquiétudes et angoisses du spectateur et ne prétendent nullement à baliser le genre ou ce qui peut s’en rapprocher.
À la même époque, aux États-Unis, le criminel et ses actes ne sont pas encore au centre des préoccupations filmiques au point d’en faire un genre, on parle de mélodrame policier. Cela commencera à évoluer avec les films de Griffith (The Musketeers of Pig Alley, 1912) ou de Walsh (Regeneration, 1915). Il faudra réellement attendre 1927 et Les nuits de Chicago (Underworld) de Joseph Von Sternberg pour repérer une structure filmique qui, à travers différentes composantes, laisse poindre la naissance d’un genre repérable et identifiable par des éléments précis.
En Allemagne, au lendemain de la défaite de 1914/1918, le climat favorise l’éclosion d'actes criminels en tous genres. Le cinéma, en toute logique, en a été le reflet. C’est sur le modèle du serial proche de ceux visibles en France que le cinéma exploite le filon policier. Il faudra cependant attendre la fin des années 1910 et la production du Cabinet du Docteur Caligari pour que les films d’aventures policières évoluent vers un traitement formel plus ambitieux. C'est ainsi que le criminel bénéficiera d’un traitement singulier apte à établir une sorte de profil psychologique qui entre en interaction avec le contemporain du spectateur.
L’un des cinéastes les plus avisés en la matière, Fritz Lang, finira même de s’imposer comme l’un des acteurs incontournables du cinéma allemand avec une figure criminelle qu’il travaillera tout au long de sa filmographie, Le Docteur Mabuse (personnage créé par l’écrivain Norbert Jacques). Un premier film, Docteur Mabuse le joueur, en deux époques, sort en 1922. Un deuxième opus verra le jour en 1933 intitulé, lui, Le testament du docteur Mabuse. Enfin, après avoir tourné en Inde et en Allemagne Le tigre du Bengale et Le Tombeau hindou à la fin des années 1950, Fritz Lang réalisera en Allemagne Le diabolique Docteur Mabuse (1960) qui sera d'ailleurs son dernier film.
Dans les années 1920, Fritz Lang est un acteur important de la production cinématographique même s'il est globalement boudé par l’intelligentsia. Mais Lang, sûr de son fait, trace sa route et termine un film à l’automne 1929, La femme sur la Lune, qui se destine à être un succès conséquent. Lang ne le sait pas encore mais La femme sur la Lune sera son dernier film muet. Il clôt une décennie prolifique égrenée de succès publics : Les Araignées, Les Nibelungen, Metropolis, Les espions et, bien sûr, nous l'avons évoqué et c'est l'un des films qui va nous intéresser ici, Le docteur Mabuse. Avec ce dernier, Lang invente une figure criminelle qui synthétise toutes les tendances délictuelles que connaît la société allemande de l'époque.
Mais, avant d’en arriver à Mabuse, il est opportun de relever encore quelques points qui permettent de contextualiser et comprendre les influences de Lang sur le cinéma allemand et d’observer comment le cinéaste s’apprête à suivre une nouvelle orientation de carrière. 1929 est une année où le monde du film est gagné par la fièvre du sonore. Producteurs, acteurs, distributeurs, public et quelques cinéastes ne pensent qu’à l’apport potentiel du son à l’image. Mais pas Lang. Cela lui vaudra d'ailleurs de rompre tout partenariat de production avec la UFA (Société de production et de distribution filmique fondée en 1917). Ce n’est pas que Lang est hostile au procédé mais il entend le travailler comme tous les autres outils techniques qu’il utilise dans le processus de fabrication du film. Lang considère le son comme un matériau supplémentaire, pas une finalité.
Pour Lang, cette rupture avec la UFA est l’occasion d’un nouveau départ ou, en tout cas, elle lui laisse entrevoir la possibilité d’initier un cycle nouveau de films. Lang disait depuis quelques années déjà vouloir se rapprocher du réel. Cette propension s’est déjà pourtant manifestée dans la description d’une société allemande gangrenée par des crimes de natures diverses (crimes crapuleux ou politiques) dans deux œuvres au moins : Le Docteur Mabuse ou Les espions.
En juin 1930, Lang s’attelle, habité de cette tentation réaliste, à un nouveau projet qui porte pour l’instant un titre évocateur : Les assassins sont parmi nous. À l’origine de ce projet, l'apparition d'une nouvelle forme de figure criminelle : le meurtrier en série. Il est vrai que l’Allemagne a sombré définitivement dans les ténèbres au lendemain de la guerre de 1914/1918. On lui fait payer cher sa défaite et les populations les plus précaires en subissent directement les conséquences. Différentes affaires de ce nouveau type de crimes vont hanter l’inconscient collectif allemand des années 1920 et témoignent de l'effroyable quotidien de la population. Deux premiers cas affolent l'opinion publique. Le premier fait-divers retentissant est celui de Friedrich Schumann convaincu de 7 meurtres et exécuté en août 1921 alors qu'il avait été décoré pour des états de services brillants pendant la guerre de 1914/1918. En 1921, le cas Carl Grossmann bouleverse l'opinion. Il fut interpellé après l’alerte donnée par des voisins qui ont entendu des cris en provenance de son appartement. Après son arrestation, Grossmann sera suspecté, ce ne sera jamais prouvé, d’avoir tué, dépecé et transformé en viande de consommation une cinquantaine de femmes environ. Dans l’année 1924, deux cas au moins affichent des similitudes troublantes avec les affaires précédentes : Karl Denke (meurtrier de 30 personnes au moins qui a cuisiné, consommé et vendu la viande de ses victimes sur le marché local) et Fritz Haarmann jugé coupable de 24 meurtres et guillotiné en 1925.
Le parcours de Fritz Haarmann interpelle l’opinion publique. Dès 1898 il est arrêté pour agressions sexuelles sur des enfants. Inapte à répondre de ses actes, selon les médecins, il est enfermé en institut psychiatrique d’où il s’échappera peu de temps après y avoir été interné. Haarmann sera réformé du service militaire plusieurs fois après avoir intégré l'armée sous différentes identités. Il sera ensuite emprisonné pour des cambriolages entre 1914 et 1918. Entre sa sortie de prison, 1918, et 1924, date de son arrestation, il est possible, sur la base de preuves irréfutables, de lui imputer 27 meurtres (il déclarera en avoir commis entre 50 et 70).
Enfin, pour en finir avec cette liste non exhaustive de ce type de crimes, il reste à évoquer le cas de Peter Kurten surnommé le Vampire de Düsseldorf. Kurten est un récidiviste puisque sa première condamnation pour meurtre date de 1913. Après huit années passées en prison, il retourne à Düsseldorf où sa famille s’est établie 20 ans plus tôt. Le premier des meurtres imputés à Kurten et qui lui valurent le surnom du Vampire de Dusseldorf date de 1929. Le profil de ses victimes n’est pas figé, il tue aussi bien des enfants que des femmes adultes ou des hommes. La police piétine. La population est traumatisée. Il sera arrêté grâce à une de ses victimes qu’il laissera partir après l’avoir violée. Au fil des interrogatoires, Kurten avoue avoir commis entre 70 et 80 crimes et il confessera avoir expérimenté l’art de tuer sur des animaux alors qu’il était âgé d’à peine 9 ans.
En plus de la défaite de 1918, les consciences allemandes sont marquées par ces affaires sordides. Lang, qui fut soupçonné du crime de sa première épouse (l’enquête a conclu à un suicide de celle-ci), est attentif à ces événements et il voit à travers ceux-ci l’occasion de traiter de la réalité sombre qui définit le quotidien allemand. Il se documente sur cette nouvelle forme de criminalité et il débute le tournage de son premier film parlant qui s’appellera finalement M pendant l’hiver 1930. Le film sortira en mai 1931, un mois après le début du procès de Peter Kurten. Le cinéaste sera d’ailleurs, en raison de cette coïncidence temporelle, traité d’opportuniste malsain par certains.
Mais c’est aller vite en besogne. Déjà parce que le traitement réservé à l’assassin de son film (c'est également vrai pour le personnage du commissaire Lohman) emprunte des traits de caractères à toutes les affaires que nous venons de citer. Lang souhaite simplement se faire l’écho de l’âme allemande tourmentée que trahit l’apparition de ces individus. Le premier film consacré à la figure de Mabuse définit d'ailleurs les caractéristiques de la culpabilité languienne. Pour Lang, en chacun de nous sommeille un criminel qui s'ignore. Il suffit d'un signe, d'un élément déclencheur pour que cet autre qui nous habite surgisse et transforme l'individu en monstre. Tout criminel, pour Lang, est un malade ou, plutôt, une incarnation des maux qui hantent la pensée collective. Si l'individu devenu criminel est un malade, c'est parce que la société est elle-même malade. On ne naît pas criminel, on le devient. Lang est, de ce fait, un cinéaste de l’aliénation. Un personnage de Lang est un individu en lutte perpétuelle contre des forces qui nuisent à sa liberté et qui l'empêchent de vivre en harmonie avec le monde et avec lui-même.
Cette pensée qui s'est développée dans les films de Lang à l'aube des années 1920 est novatrice dans un art populaire comme le cinéma. Elle est à l'origine de l'éclosion du Docteur Mabuse, être protéiforme qui se déguise et, tel un caméléon, se transforme à loisir pour mieux figurer et représenter les différentes strates sociales qui constituent la société de son temps. Mabuse habite et circule dans les tréfonds de l'âme d'une collectivité malade qui accouchera du nazisme.
Dans la version de 1920, Mabuse et ses multiples identités possibles ouvrent le film. Le premier plan dévoile une série de photos présentées en éventail et tenues par des mains qui pourraient être celles d'un joueur. Les images distinctes sur les cartes sont des représentations photographiques du même acteur (Rudolph Klein-Rogge) grimé de différents manières. Lang est juste, il ne commet aucune erreur de mise en scène ici. Fondu enchaîné, figure de l'apparition et de la disparition, de la métamorphose, et le plan qui suit positionne le spectateur face à l'acteur qui commence à battre les cartes. L'acte, bien évidemment, évoque immédiatement le jeu. Mais ce pourrait être également le prélude à une prédiction funeste au regard de l'attitude du comédien. Rien ne dit qu'il ne "tire pas les cartes". D'après la position de la caméra, le spectateur devient le contre-champ du personnage et, donc, son interlocuteur. La prédiction nous concerne ou, si c'est un jeu qui s'engage comme le suggère le titre du film, nous sommes invités à jouer avec Mabuse et avec Lang. Mabuse choisit une image que nous ne voyons pas. Nous découvrirons ce qu'elle représentait une fois que Mabuse aura adopté la physionomie de la photo, prêt à interpréter un rôle. Peu importe donc le visage qu'il arborera, rien ne changera la nature ou la finalité de ses actes. Mabuse est un double, un sosie en mutation permanente. Plus que cela, Mabuse est une idée, une pensée en mouvement (pour s'en convaincre, il suffit de voir l'usage des surimpressions dans le film) qui matérialise le pire de l'humanité.
Le réalisme a donc toujours été présent dans l’œuvre de Lang. Il faut voir derrière la figure de Mabuse le portrait ténébreux et métaphorique de la République de Weimar (nom donné à la politique conduite en Allemagne entre la fin de la guerre de 1914/1918 et 1933). Le traitement psychologique de Mabuse apporte du crédit et de la véracité au propos global du film qui rejoint en bien des points certains principes chers à la Nouvelle Objectivité. Du point de vue du langage pictural, la Nouvelle Objectivité coïncide avec le cinéma de Lang et se présente comme un dépassement de l'Expressionnisme et de l'abstraction. Donc la Nouvelle Objectivité s'inscrit dans une forme d'art proche du réel. Il s'agissait, pour trente-quatre artistes (tous des peintres dans un premier temps), de s'unir au nom d’une prise de conscience de la catastrophique réalité d’après-guerre. Les figures les plus connues de la Nouvelle Objectivité, Otto Dix, George Grosz, ou encore Max Beckmann, développèrent, à l'image de Fritz Lang, un art marqué par un réalisme fortement engagé politiquement qui mettait l’accent sur une forme critique de dénonciation sociale. Le style de tous ces artistes, Lang compris, se caractérise par un goût pour le caricatural et par une construction de l’image stylisée selon des principes empruntés à Dada ou à l'Expressionnisme. Le subversif était un mot d'ordre. Tous ces individus se rejoignaient, au moins, pour l'intérêt qu'il cultivaient envers les moyens de communication de masse, les divertissements populaires, les conditions de vie dans la grande ville moderne. La réalité allemande est bien là, contenue dans ces jeux de transfiguration plastique, esthétique ou filmique. Dans le cas de Lang, Mabuse, figure multiple et miroir de la population, se définit par des traits de caractères qui humanisent profondément le personnage et en font une incarnation de l'Allemand de l'époque. Ses humeurs, ses accès de nervosité, ses faiblesses qui se dessinent ici ou là derrière des gestes, des attitudes ou des regards, en font autre chose qu'une figure abstraite ou un concept.
Les failles ou les faiblesses psychologiques perceptibles, ne serait-ce que subrepticement, établissent une filiation entre Mabuse et une typologie du criminel qui excède les considérations allemandes ou européennes de ce genre de personnages et qui l'inscrivent dans une sorte d'atemporalité. Aujourd'hui encore, les criminels qui peuplent les films du genre en question sont toujours habités des mêmes sentiments et des mêmes motivations que ceux qui définissaient Mabuse ou M : violence incontrôlable, immaturité, misogynie, désir de toute puissance, égocentrisme exacerbé, indifférence à la souffrance d'autrui, etc. Surtout, Mabuse, par sa capacité à se métamorphoser et à adopter des attitudes qui couvrent le spectre de toutes les classes sociales, devient une manifestation de l'instabilité identitaire puisqu'il tend sans cesse à changer d'apparence, à se dérober, à disparaître et à se renouveler. Mabuse est immortel, il est en nous, nous sommes tous Mabuse.
La qualité des copies proposées par Tamasa de M le maudit et du Docteur Mabuse en haute définition est tout simplement remarquable.
Pour ce qui est des suppléments, Faruk Günaltay fait son possible pour trouver de nouveaux éléments de réflexion à fournir aux spectateurs. L'exercice est délicat tant les deux films furent analysés, décortiqués et commentés. Il n'empêche que les néophytes trouveront sans aucun doute matière à enrichir leurs connaissances tandis que le cinéphile accompli se rafraîchira la mémoire. Cela se regarde et cela s'écoute sans déplaisir.
Les livrets choisissent de ne pas tendre vers une forme d'exhaustivité écrite. Dans les 16 pages proposées pour chacun des films, des pistes sont soulevées sur des points bien précis comme par exemple l'analyse d'une séquence de M le maudit qui n'est pas la plus approchée par les exégèses. Sans jargon inutile, le texte va à l'essentiel.
L'ensemble constitue sans aucun doute possible, au regard de la qualité des copies présentes, les meilleures versions jamais rendues accessibles aux acheteurs potentiels de DVD/Blu-ray.
Crédit photographique : ©TamasaDiffusion / © 1931 - Paramount Pictures
Suppléments :
Le Testament du Docteur Mabuse :
- Livret 16 pages « Lang et le nazisme », la censure, « Lohmann, de M à Mabuse »
- « Un regard désespéré », par Faruk Günaltay, 19’
M le Maudit :
- Livret 16 pages, Analyse de séquence, le principe de l’alternance, une poétique du son, la sérialité...
- « M, un chef-d’œuvre visionnaire » par Faruk Günaltay, 43’