An elephant sitting still - Capricci
Publié par Stéphane Charrière - 19 juillet 2019
Catégorie(s): Cinéma, Sorties DVD/BR/Livres
Sorti dans les salles françaises en tout début d’année 2019, An elephant sitting still du Chinois Hu Bo a confirmé les échos élogieux qui se sont propagés après la présentation du film à la Berlinale 2018 (Prix de la critique internationale). Il était cependant difficile pour tous les curieux, vu le nombre de copies distribuées sur l’ensemble du territoire, de découvrir en début d'année An elephant sitting still. Il est vrai que la durée du film, près de 4 heures, a sans doute freiné les ardeurs des exploitants de cinéma imaginant une faible fréquentation de leur salle s'ils programmaient An elephant sitting still. Le film a depuis, en juin, fait l’objet d’une remarquable édition Blu-ray/DVD chez Capricci qui nous donne prétexte ici à revenir sur cette découverte.
En premier lieu, il est à noter que le film rejoint la liste des grands films uniques de leurs auteurs (La nuit du chasseur de Charles Laughton ou Les tueurs de la lune de miel de Leonard Kastle pour n’en citer que deux parmi les plus importants) puisque le cinéaste, Hu Bo, a mis fin à ses jours après avoir bouclé son film. An elephant sitting still sera donc l'unique long-métrage de ce metteur en scène.
À la lecture du sujet, on serait tenter de classer An elephant sitting still parmi les nombreuses variations filmiques qui ont pour sujet les conséquences des mutations économiques chinoises sur l’individu. Or, très vite, on prend conscience que le film résiste à cette grille de lecture unique. Par de nombreux aspects, An elephant sitting still a la particularité de prolonger, bien sûr, ce questionnement qui compte parmi les plus vivaces du cinéma chinois depuis 20 ans, celui qui s'interroge sur la place de l'homme dans une société qui ne correspond pas à celle qu'on lui promettait. D'ailleurs, le film ne dissimule rien des quelques correspondances que l'on peut aisément noter avec des films comme A touch of sin de Jia Zhangke ou même certaines œuvres de Wang Bing. Mais les ressources formelles utilisées par Hu Bo nourrissent l’ambition de dépasser le simple objectif de captation des effets des mutations sociales et/ou politiques afin d’en rendre compte dans leur dimension ontologique.
Hu bo incorpore dans une réflexion commune à de nombreux intellectuels chinois de nouveaux ingrédients qui transforment la réalité observée. Le cinéaste transcende les limites du récit à connotation sociale par une extériorisation du mal-être des personnages, tous conscients de leur état dépressif et des causes de cet accablement. La figure stylistique principale utilisée pour cela est le plan séquence. Ces derniers se déploient de manière à produire la sensation que le film restitue fidèlement la durée de l’action (24 heures) et ils œuvrent à retranscrire l’essence d’un quotidien gangrené par des questions économiques qui sont hors de contrôle pour une partie de la population. An elephant sitting still, sur cette question de la matérialité de la durée, s’inscrit inévitablement dans un schéma qui a pour vocation de décrire les réalités chinoises. Mais l’usage du plan séquence tend aussi à unifier, à associer les souffrances des uns et des autres pour édifier une œuvre qui traduit un désespoir commun.
La caméra flotte, erre autour des personnages et homogénéise le paysage humain du film. La caméra devient, de fait, un trait d’union. En filmant chaque protagoniste de manière identique, même distance, même rythme, Hu Bo rétablit entre les individus le lien que la société, par ses choix économiques et politiques, a rompu. Il faut également considérer que, par définition, un travelling assemble physiquement les objets animés ou non qu’il dévoile ou révèle. Ainsi donc la caméra, par ses mouvements et la durée de captation de ceux-ci, reconstitue un tissu collectif et, donc, annihile les effets individualistes que l’ouverture fragmentée du film pouvait laisser présager.
Car sous ses airs de film choral, An elephant sitting still déroge aux principes narratifs que ce type de films met en avant. Lorsque Hu Bo, par ses choix formels, associe la progression dramaturgique de son film au cheminement introspectif de ses personnages, An elephant sitting still se rapproche d’un romanesque littéraire qui évoque l’école naturaliste russe. C’est-à-dire que le cinéaste effectue des choix de mise en scène qui sont tous déterminés par le désir d'analyser des comportements humains. Quand le film aborde frontalement le quotidien chinois et explore par la même occasion le ressenti de personnages représentatifs d’une population plongée dans le désœuvrement, on pense à Dostoïevski (Humiliés et offensés), à Gontcharov... Ce principe narratif permet à Hu Bo d'exprimer au mieux certaines de ses émotions et la compassion qu'il éprouve sans aucun doute pour ses personnages.
Un autre élément formel contribue à faire d’An elephant sitting still une ouverture sur de nouvelles problématiques dans le cinéma chinois, la texture de l’image. Cette dernière, désaturée et faiblement éclairée, uniformise ce qui structure l’image : les êtres humains, les situations, l’espace et le temps. La finalité semble évidente, il s’agit de composer un paysage de l’âme teinté d’une profonde mélancolie que traduisent les tons gris-bleus qui dominent toutes les scènes du film.
Ce que le film apporte aussi comme élément nouveau dans le cinéma chinois, ce qui peut paraître curieux au regard de la fin prématurée du cinéaste, c’est la volonté de faire exister un ailleurs utopique qui promet une alternative au quotidien des personnages. L’utopie en question ne prend pas n’importe quel aspect. Elle prend corps à travers l’évocation d’un éléphant de cirque qui passe, selon la rumeur, ses journées assis à ne répondre à aucun ordre et qui ne consent à rien. On distingue ici, évidemment, une figure du refus, de la contestation, de la désobéissance. Les quatre personnages du film sont animés de la même volonté : voir cet éléphant. Il y a derrière cette décision l'idée du départ, un champ des possibles qui s'ouvre.
Au-delà de l’évidente insurrection que suppose le déplacement vers Manzhouli, la ville où vit l’éléphant mutin, peut aussi se lire derrière l’initiative des protagonistes l'éventualité de pouvoir renouer avec quelques fondements culturels de la société chinoise supposés avoir été oubliés et en particulier les mythes bouddhiques. Il est ainsi bon de rappeler que la religion dominante en Chine, le taoïsme (près de 70 % de la population chinoise), apparue à partir du IIe siècle, a pour singularité première d’intégrer aux pratiques religieuses des idées et des divinités venues d’ailleurs. Il en va donc ainsi de principes hindouistes ou bouddhistes.
Chez les Bouddhistes, l’éléphant est un symbole de force, d’intelligence et, associé à Ganesh, a la faculté d’éliminer les obstacles qui se présentent à lui. Élevé au rang de divinité, l'éléphant devient donc une figure immatérielle. Sur ce point, l’éléphant du film, invisible mais présent dans tous les esprits, objet de fascination, promesse d’un avenir radieux, rejoint celui d'une pensée théologique fondatrice. L’éléphant porte chance, il est sagesse et incarne la compassion ultime. La boucle émotionnelle se referme sur elle-même. Hu Bo offre donc une issue à ses protagonistes.
Hu Bo démontre, avec ce film, un talent hors norme. Si le cinéaste fut une étoile filante, un artiste inspiré le temps de quelques textes, le temps de deux courts-métrages, le temps d'un long-métrage, An elephant sitting still, son film, possède, lui, quelques caractéristiques qui peuvent prétendre à en faire une œuvre immortelle. Quiconque a vu le film le sait, quiconque a vu le film se délecte à l'idée de se laisser habiter par les plans séquences, par la mélancolie du propos, par la beauté incandescente d'une œuvre que l'on se plaît à ne pas vouloir oublier et vers laquelle on reviendra, assurément.
Mention à l'image de ce Blu-ray édité par Capricci qui restitue au plus juste les conditions esthétiques du visionnage du film en salles pour ne pas trahir ce qu'An elephant sitting still véhicule comme idées ou pensées.
Pour ce qui est des suppléments, on regardera avec émotion la présentation effectuée par Béla Tarr lors d'une avant-première du film. Le célèbre cinéaste hongrois revient sur sa rencontre avec Hu Bo, son étonnement devant la maturité du travail produit, la capacité de réflexion de ce jeune Chinois et la profondeur de sa pensée.
Toujours au niveau des bonus vidéo, nous trouvons également un entretien avec Jacques Rancière qui s'exprime sur les sentiments qui furent les siens à l'issue de la découverte du film. Le philosophe fait part de son admiration devant l'intelligence du cinéaste capable de créer une œuvre où éthique et esthétique se rejoignent pour être au service d'un raisonnement sur l'essence de l'identité chinoise.
Autre morceau de choix, la présence de Man in the well, un court-métrage réalisé par Hu Bo lorsqu'il a participé au Training Camp du FIRST International Film Festival Xining sous la tutelle de Béla Tarr. Man in the well est une étude sur le comportement humain. Le film raconte le périple de deux enfants affamés. Alors qu'ils errent dans les décombres d'un pays en ruines, ils découvrent le corps d'un homme.
Enfin, l'édition se complète par un livret qui ressemble beaucoup à un dossier de presse. Édition incontournable.
Crédit photographique : ©Les Bookmakers / Capricci Films
Suppléments :
– Man in the Well, court métrage inédit de Hu Bo
– Introduction de Béla Tarr
– Le film vu par Jacques Rancière
LIVRET 48 pages : La nouvelle à l’origine du film écrite par Hu Bo, photographies inédites, témoignages, interview du réalisateur.