Splitscreen-review Image de La fameuse invasion des ours en Sicile de Lorenzo Mattotti

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La fameuse invasion des ours en Sicile

Publié par - 11 octobre 2019

Catégorie(s): Cinéma, Critiques

Le cinéma, dans la complexité multiple de ses caractéristiques, peut en certaines occasions incorporer une logique picturale à ses codes. En pareil cas, il s’agit le plus souvent de faire cohabiter deux mondes : un monde principal et un monde parallèle. C’est ce même phénomène qui est par exemple à l’œuvre dans l’utilisation des fenêtres et autres ouvertures dans les peintures du quattrocento. C’est-à-dire que le cinéma, au même titre que la peinture, s’enrichit alors d’éléments déambulatoires qui autorisent la présence de l’ailleurs dans l’ici. Au cinéma, la lumière s’éteint, l’écran s’allume et le lointain vient à notre rencontre. Étonnant principe qui prend de drôles de tournures lorsqu’il est question de cinéma d’animation. L’animation a ceci de particulier que sa nature lui permet de se soustraire aux règles physiques qui régissent notre monde et de modifier la perception que nous en avons. La fameuse invasion des ours en Sicile de Lorenzo Mattotti, adaptation de l’œuvre de Dino Buzzati, est de cet ordre dialectique. D’ailleurs, ici, au lieu d’évoquer la réalisation d’un film d’animation, il serait plus opportun, si on considère avec justesse le travail fourni, de parler de peinture-filmée.

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Le fenêtre qui s’ouvre avec La fameuse invasion des ours en Sicile conjugue deux imaginaires exceptionnels, celui de Buzzati (texte et dessins) et celui de Mattotti (dessins, animation et adaptation). Le film emprunte son sujet à un livre qui d’emblée introduit dans son discours et sa forme une dimension poétique et philosophique. Le film est avant tout l’histoire d’une disparition, celle de Tonio, le fils du roi des ours, qui est enlevé par des chasseurs dans les montagnes de Sicile. Un jour, pour sauver son peuple de la famine lors d’un hiver très rigoureux, le roi des ours décide d’envahir la plaine où habitent les hommes. Une lutte s’engage. Avec l’aide de son armée et d’un magicien, il réussit à vaincre, à prendre le pouvoir et le roi des ours finit par retrouver Tonio. Mais il comprend vite que le peuple des ours n’est pas fait pour vivre au pays des hommes.

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Dès son sujet, on imagine aisément le film se teinter d’éléments qui lui confèrent une dimension surréaliste. La fameuse invasion des ours en Sicile rejoint d’ailleurs quelques intentions propres à la célèbre avant-garde. Déjà, au-delà de certaines correspondances plastiques évidentes, une intention commune est capitale : même lorsque le film superpose des strates narratives ou visuelles abstraites, le sujet demeure identifiable. Le sujet ne fait que perdre de son sens commun. La fameuse invasion des ours en Sicile ne cesse également de témoigner d’un intérêt pour ce qui relève de la poésie et de la métaphore (dessins et développement gigogne du récit). Lorenzo Mattotti adapte le traitement visuel de son film aux différentes pensées qui structurent le récit de Buzzati. La fameuse invasion des ours en Sicile se présente donc comme une suite de tableaux, pour autant de séquences, qui transcendent les limites de la raison. Les intentions représentatives coïncident avec le rejet d’une réalité objective (les ours ne parlent généralement pas et philosophent encore moins, le dessin, etc.) pour transformer très vite le film, dès l'ouverture, en une expérience hallucinatoire.

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La multiplication des tableaux et l’atmosphère qui s’en dégage orientent le film vers l’expression de sentiments ou d’états d’esprit et de l’âme : mélancolie, mystère, rêve, souvenirs ou encore méditation. Ces caractéristiques très cérébrales sont des facteurs qui construisent des univers où le spectateur part à la recherche de lui-même. C’est bien à une découverte ou une re-découverte de soi que nous convie finalement Mattotti. Le monde se vide de son sens commun pour se nourrir des projections suscitées chez le spectateur par l’esthétique du film. D'ailleurs, ce jeu de projections s'instaure dès le début.

La fameuse invasion des ours en Sicile ne peut certes pas se résumer au choc provoqué par des éléments contradictoires (la réalité ontologique de l'ours comme animal que nous connaissons et l'image d'un ours travaillée par les caractéristiques de l'animation) de manière à mettre en éveil l’esprit du public pour le conduire sur les chemins de la pensée et des interrogations. Mais il y a tout de même dans cette idée un fil conducteur qui agit sur la transversalité des séquences et des atmosphères artistiques qui se déploient.

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Revenons à l'aspect réflexif du film. Au tout début, l’image passe du noir (enfin d’une désaturation presque totale) au blanc. Deux conditions s’installent. Nous découvrons deux personnages : Almerina et Gedeone. Ils se réfugient dans une caverne aux caractéristiques platoniciennes dans laquelle un jeu d’ombres se met en place avant qu’ils ne rencontrent un ours auquel ils racontent une histoire, celle du film. Comme dans l’allégorie de Platon, le film, dès son ouverture, ne cesse de décrire deux mondes. Deux mondes, deux concepts et deux sensations qui questionnent l’affect et l’intellect du spectateur. Le récit qui est fait de cette histoire d'ours en Sicile souligne combien nos sens manipulent la réalité pour la transformer en fantasme. Mais l’accès à la tangibilité du monde passe par une forme d’apprentissage qui a pour enjeu fondamental la connaissance profonde des choses. Voyons, regardons et écoutons. Contrairement aux spectateurs, l’ours qui écoute et visualise l’histoire qui lui est racontée a par contre déjà fait l’expérience du réel et, de ce fait, modifie quelque peu le propos de Platon.

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La trame du film, malgré cette digression, respecte la pensée platonicienne. Platon nous dit que celui qui sait, qui a vu le réel et l'essence des choses revient dans la caverne et que les autres qui n'en sont pas sortis le raillent et veulent le tuer (ce n'est pas le cas dans le film puisque l'auditoire, l'ours, a lui aussi fait l'expérience du dehors). Pourtant le raisonnement de celui qui s'est fait du monde une idée intelligible est juste (chez Platon comme dans le film). Dans l'allégorie, il est le seul être capable de justice puisqu'il a été en contact avec l'essence du monde. Dans le récit de Gedeone et d'Almerina, c'est le roi des ours qui tient ce rôle. Chez Platon, le juste se doit de revenir parmi les hommes pour les guider. C'est très exactement ce que décide le roi des ours lorsqu'il envahit, avec son peuple, le pays des hommes pour, in fine, renoncer et retourner à ses montagnes. Et c'est ce qu'entend l’ours qui écoute l'histoire que lui racontent Gedeone et Almerina. Savoir, connaître, discerner, estimer c'est aussi se souvenir, tout est donc question d'esprit dans La fameuse invasion des ours en Sicile. Esprit qui ne fait jamais défaut au film, bien au contraire.

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Crédit photographique : ©2019 Prima Linea Productions – Pathé Films – France 3 Cinéma – Indigo Film

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