Splitscreen-review Image de J'ai perdu mon corps de Jérémy Clapin

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J'ai perdu mon corps

Publié par - 13 novembre 2019

Catégorie(s): Cinéma, Critiques

J'ai perdu mon corps, premier long-métrage de Jérémy Clapin, vient confirmer l'attention particulière prêtée par l'auteur aux questions formelles. Ces considérations structurelles ont déjà été observées dans les films courts du cinéaste. Dans Skhizein, remarqué dans de nombreux festivals, Jérémy Clapin témoignait déjà d'une volonté de résoudre la problématique centrale de tout film d'animation (la représentation) par la mise en scène. Ici, cette problématique de la représentation fait l'objet de quelques spéculations intellectuelles qui se matérialisent, c'est d'ailleurs annoncé dès le titre du film, J'ai perdu mon corps, dans la manière de filmer le corps humain (peu importe sa représentation). Le corps est ici un véritable matériau brut que Clapin adapte à son propos.

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Le corps humain, dans l'animation, est toujours source de préoccupations pour le metteur en scène lorsqu'il s'agit d'accorder au spectateur le loisir de s'identifier à ce qu'il voit sur l'écran. Pour que la projection fonctionne, il faut traduire à l'image l'élasticité d'un corps, ce qui est en soi une gageure, retranscrire sa pesanteur et sa mécanique. C'est un véritable défi que se doivent de relever les animateurs du monde entier. Pour cela, il faut choisir, il faut décider d'une esthétique pour rendre compte d'une attitude, d'une gestuelle, d'un élan ou de comportements plausibles qui se rapprocheraient de situations familières aux spectateurs. Jérémy Clapin opte pour un réalisme décalé. Ce n'est pas le dessin seul qui donne sa probité aux enjeux narratifs et intentionnels de l'auteur mais ce qui s'exprime dans le rapport instauré entre la forme filmique (cadres, éclairages, mouvements de caméra, montage, etc.) et le positionnement des corps dans l'espace du film.

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Le titre, J'ai perdu mon corps, le dit, le corps est au centre du propos. Un jeune garçon, Naoufel, discute avec son père. Ce dernier explique à l'enfant pourquoi il n'arrive pas à attraper une mouche avec ses mains. Le propos du père est au cœur de l’œuvre de Clapin : il faut viser à côté pour interagir avec le monde (Skhizein racontait l'histoire d'un individu qui vivait à 91 cm de son corps ; le personnage devait donc viser à côté de ce qu'il voyait pour influer sur son environnement). Il faut donc voir de biais pour toucher à l'essence des choses. Il n'est pas nécessaire d'appréhender frontalement la réalité pour en percevoir la substance. L'artifice est sans doute le moyen le plus probant pour parvenir à une connaissance ontologique du réel. L'animation répond parfaitement à cette idée puisqu'elle s'affranchit des règles physiques qui régissent notre univers. De ce principe, Clapin tire un moyen pour observer le monde et pour tenter de mieux en comprendre la complexité. Naoufel a des rêves : il souhaite devenir cosmonaute et pianiste. Naoufel, dès son jeune âge, a compris que le monde n'est pas forcément ce qu'il paraît être. Il appréhende l'univers par l'écoute des bruissements qui peuplent son environnement. Il enregistre sur bande les sonorités de l'existence qui révèlent les mystères des choses ou, en tout cas, nous les donnent à concevoir de manière différente. Le son active l'esprit et invite l'auditeur à envisager des images qui s'éloignent, ou pas, de ce qui constitue la source des sonorités écoutées.

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Et puis, un accident. Les rêves s'anéantissent. Naoufel, devenu orphelin, débarque à Paris chez son oncle. Naoufel grandit, il n'est pas cosmonaute, il n'est pas musicien, il livre des pizzas. Pas très bien de surcroit. Mais il suffit d'un son pour que son esprit se réveille. Le son surgira d'un interphone lors d'une discussion avec une cliente, Gabrielle, qui, sans être vue, lui explique qu'il devrait envisager de changer de vie puisque Naoufel ne semble guère doué pour exercer son activité professionnelle du moment. Il tente d'ouvrir la porte d'entrée de l'immeuble pour livrer la pizza attendue. En vain, rien n'y fait. Naoufel demeure coincé sur le seuil de l'immeuble, devant la porte, à proximité de l'interphone et il converse avec une voix qui n’appartient, pour l'instant, à aucun corps puisque Gabrielle n'a pas encore été vue. Naoufel entreprend de ce fait un voyage mental qui vient compléter le voyage physique qui l'a conduit, enfant, du Maroc à la France. Il lui faut aller au bout d'un cheminement identitaire et, pour cela, se délester de tout ce qui le relie à un passé vampirisant. Qu'on ne s'y trompe pas, il n'y a aucun hasard à ce que la porte, élément déambulatoire physique, ne s'ouvre pas. L'émancipation doit d'abord passer par une figuration psychique du champ des possibles dont la première incarnation se concrétise par la voix de Gabrielle.

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Débute alors une démarche qui vise à transformer le quotidien de Naoufel. Première étape de son itinéraire, associer un visage à la voix de Gabrielle. Naoufel brise ainsi la logique d'un échec qui se vérifiait par l'acceptation d'un quotidien situé aux antipodes des ambitions initiales du personnage. Naoufel active une mécanique qui a pour but de lui permettre de trouver enfin sa place dans le monde. Enfant il rêvait de devenir cosmonaute. Ce désir était, d'une certaine manière, la formulation discrète de voir la Terre dans sa globalité et de, pourquoi pas, tenter de se positionner dans le monde. Vouloir devenir cosmonaute, c'est rêver d'ailleurs et c'est aussi, dans une certaine mesure, rêver de se séparer de ce qui relie le jeune garçon à un espace qui ne lui sied pas. La question du cosmogonique est fondamentale pour le personnage de Naoufel (c'est vrai pour tous les personnages principaux de Clapin), elle l'a toujours été. Ainsi donc, pour Gabrielle, Naoufel abandonne son passé pour affronter l'inconnu(e) et l'autre. Naoufel quitte sa famille et déménage après avoir convaincu l'oncle de Gabrielle de l'embaucher. L'oncle, Gigi, propose à Naoufel de loger dans un appartement sous les toits. La seule ouverture sur l'extérieur du logement est une fenêtre, élément déambulatoire cérébral, qui s'ouvre sur les hauteurs de Paris, sur le ciel, sur l'ailleurs donc. Il faut à Naoufel cartographier ce nouveau quotidien qui, par voie de conséquence, se définit à partir de repères nouveaux. L'espace, pour être reconfiguré, se doit de s'affranchir de ce qui précède. En se délestant petit à petit du passé, le jeune homme prend de la hauteur et voit le monde autrement. Il imagine même des contrées où l'espace est sans limite visible. Verticalité et horizontalité sont les axes de nouvelles possibilités identitaires. Reste à placer les points sur le nouveau plan et s'inscrire dans cet univers.

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Des éléments tangibles existent et rattachent le film à une réalité partagée par les spectateurs : musique, littérature (Le monde selon Garp, la Bibliothèque Guy de Maupassant), cinéma (Le Bon, la Brute et le Truand). Le traitement et l'insertion de ces références dans le film rejoignent les intentions formelles de Clapin : le réel n'arrive pas par la production d'un dessin guidé par des traits naturalistes (au contraire puisque le dessin de J'ai perdu mon corps se vide d'expression) mais par la globalité de l'environnement filmique. Alors Clapin pense aux positions de la caméra, aux tailles de plans pour extraire ou inclure les personnages dans des dimensions collectives ou privées, aux sons qui accréditent la cohérence de l'univers filmique ou aux rares, donc importants, échanges dialogués. Les références déjà évoquées viennent donc en complément, comme dans un film en prise de vue réelle, des choix formels de l'auteur pour contextualiser le propos et rendre crédible les émotions des personnages.

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Et cette main alors ? Car on ne peut pas la rater puisque tous les visuels du film en font écho. Naoufel en a été amputé (le film nous indiquera comment et quand). La perte de cette main-là est liée au rôle de celle-ci dans le passé du jeune homme et la "séparation" n'est pas anodine au regard des choix envisagés par Naoufel à ce moment du film. La main suit Naoufel, comme une malédiction. Il s'en libère d'une certaine manière et ainsi franchit un obstacle pour aborder l'étape suivante de sa quête identitaire. Naoufel prend son envol et le cinéma de Jérémy Clapin, déjà enthousiasmant pour l'heure, suit une trajectoire qui augure de lendemains que l'on espère tout aussi inspirés et radieux.

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Crédit photographique : ©Rezo Films et ©Netflix

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