Après dix ans d’absence, Elia Suleiman est revenu cette année sur le tapis rouge de la compétition cannoise. Son film, It Must Be Heaven, a été récompensé d’une mention spéciale du jury. On se souvient de ce cinéaste qui se met lui-même en scène en portant un regard amusé sur son pays, la Palestine.
Le film s’ouvre lors d’une vigile pascale durant laquelle les fidèles sont guidés par le prêtre devant l’église avant d’y entrer. Cependant, bien que le prêtre ait frappé plusieurs fois, la porte ne s’ouvre pas. Ceux qui se trouvent à l’intérieur, a priori ivres, ne semblent pas vouloir ouvrir. Le prêtre devra alors passer par une porte située sur le côté pour enfin faire entrer ses ouailles. Apparaît alors le titre du film. On comprend très vite que ce n’est pas le rite qui est ici tourné en dérision mais plutôt l’image solennelle qui s'en dégage. Ironiquement, le « Ciel » du titre semble avant tout accessible par la porte étroite.
Le film se divise en trois chapitres. Chacune se définit par la ville dans laquelle se trouve le cinéaste. La première partie se déroule en Galilée, à Nazareth. On retrouve Elia dans son appartement qui observe les petits riens du quotidien. Bien que le film soit majoritairement comique, le deuil d’une personne proche (père ? mère ?) nous est suggéré par divers éléments comme des surcadrages, un fauteuil roulant vide et des pierres tombales. Le deuil laisse place à un vide qui semble déconnecter le cinéaste de sa patrie. Cette mise à distance est manifeste par divers choix de mise en scène. Quand Suleiman « échange » avec autrui, l’évidence du champ / contre-champ est délaissée au profit de gros plans centrés sur chaque personnage : un sur celui qui parle et un sur Suleiman qui écoute, regarde, sans prononcer mot.
Cette mise à distance se vérifie aussi dans le rapport entre le cinéaste et son environnement. Les plans larges sont construits sur une symétrie si accentuée que, bien qu’oppressante de prime abord, elle en devient comique. On pense notamment à une scène qui a pour cadre un bar dans lequel Suleiman sirote son sempiternel verre d’arak et fait face à une fratrie de deux frères presque identiques qui encerclent leur sœur. Les deux plans respectifs sont parfaitement centrés et le plan d’ensemble suivant montre les deux tables à équidistance du centre. Cette construction de plans fixes et symétriques est souvent répétée dans la trame jusqu’à ce que Suleiman commence à faire ses valises pour partir, d’abord pour Paris puis pour New York.
La seule exception à cette « règle esthétique » se manifeste avant le départ où le personnage s’enfonce dans la campagne de Galilée et rejoint un jardin d’oliviers. La caméra est ici en mouvement et suit en travelling les va-et-vient d’une femme qui transporte des bassines en longeant des arbres à la symbolique lourde. Sans être idyllique, ce passage suspend le temps et constitue un espace de méditation qui extirpe le cinéaste et son spectateur de l’oppressive artificialité des séquences passées et à venir.
Comme dans la première partie, c’est avant tout le regard subjectif du réalisateur/personnage principal qui guidera le spectateur. Bien que le décor change, la mise en scène ne déroge pas aux intentions fixées dès le départ. Le regard de Suleiman est d’abord celui de l’excès puisqu'il n'hésite pas à faire usage de la caricature pour représenter des traits caractéristiques des villes peintes dans le film. Paris n’est alors plus qu'une capitale quasiment vide, propre et glamour que les publicités de produits de luxe vendent à outrance. Dans une séquence, le cinéaste se réapproprie les codes de la publicité. Des mannequins passent devant lui accompagnées du suave I put a spell on you de Nina Simone. Parallèlement, New York est présentée comme le cache-sexe d’une nation violente où tous les habitants, adultes comme enfants, se promènent nonchalamment avec une arme à feu sous le bras.
Une fois le voile tombé, les deux métropoles partagent cependant quelques points communs, uniformisation des modes de vie oblige. On pense par exemple au rituel qui veut que les Parisiens se livrent à un éternel combat pour s’asseoir sur les iconiques fauteuils du jardin des Tuileries. Héritier d'un burlesque proche de Jacques Tati, Suleiman se sert également de l’extravagance pour souligner une problématique plus profonde, celle des questions sécuritaires qui s'incarnent à travers la forte présence policière et militaire dans les rues des États-Unis comme de la France. Les forces de l'ordre ne sont cependant pas représentées comme des menaces mais plutôt comme les danseurs récurrents du monde transformé en scène par le cinéaste. À l’instar d’Intervention Divine, où des soldats israéliens sont perturbés par l'apparition d'un ballon à l’effigie de Yasser Arafat, les forces de l’ordre françaises exécutent avec grâce leurs poursuites sur leur gyropode et mesurent en parfaite synchronie la surface d’une terrasse de café.
It Must Be Heaven est dédié à la Palestine. D’après les mots de l’auteur, on comprend aussi que le cinéaste confronte la vision que l’on a d’un pays vu de l’intérieur avec celle que l’on a de l’extérieur. On le voit notamment lorsqu’il discute avec Vincent Maraval (le véritable producteur du film) qui refuse de produire le film car il l'estime « pas assez palestinien ». Suivant l’adage « nul n’est prophète en son pays », le cinéaste part à la découverte d’un monde qui n’est finalement pas si différent de celui d’où il vient. It Must Be Heaven semble être également un questionnement porté sur le processus de création entre ce qu’est le monde tel que l’on peut nous le montrer, tel qu’il est dans sa réalité et tel qu’il est au travers du regard de l’individu contemporain, à la fois enraciné et cosmopolite.
©Neue Visionen