Splitscreen-review Affiche exposition Le marbre et la sang

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Regarder les choses de l'extérieur.

Publié par - 28 janvier 2020

Catégorie(s): Expositions / Festivals

Monsieur Palomar, le personnage éponyme du roman d’Italo Calvino, s’astreint à de singulières postures, il veut “regarder les choses du dehors”. C’est ce qu’on apprend en lisant la brochure de présentation des deux expositions dont Katinka Bock est la commissaire : au musée royal de Brou et au centre d’art contemporain H2M à Bourg-en-Bresse. Et on comprend d’autant mieux l’insertion de ce passage quand on sait que cette question du regard extérieur a guidé et continue de guider le travail de la plasticienne. Avant d’évoquer la sélection par ses propres soins d’œuvres issues des collections de l’I.A.C. de Villeurbanne au H2M, il est utile de faire un détour au monastère royal de Brou.

À l’étage du premier cloître, celui de l’accueil des hôtes, là où Marguerite d’Autriche aurait dû terminer sa vie (elle meurt avant l’achèvement des travaux du monastère) une grande salle regroupant des œuvres du début de la Renaissance, présente une vidéo en noir et blanc muette de près de trois minutes intitulée Around d'Ulla von Brandenburg.

Huit personnes de dos, cinq hommes et trois femmes. Elles sont regroupées et on ne voit pas leur visage et pourtant la caméra 16 mm les suit, mais lentement le groupe tourne au fur et à mesure que la caméra se déplace. Cela dure, c'est entêtant comme le regard qui vient buter sur une chose, le regard qui achoppe sur un obstacle. Oui, car il s'agit bien de cela, d'obstacle, ce qui fait qu'une chose se matérialise, prend consistance par notre regard et existe au final. Katinka Bock emploie plus souvent le mot bord à la place d'obstacle, mais c'est tout comme. Le mot bord pour désigner le début d'une forme. C'est une fascination chez l'artiste et cela remonte à loin. Dans un entretien à une radio du service public, Katinka Bock relate un souvenir d'enfance marquant.

Une visite dans un musée d'histoire naturelle à Francfort avec ses parents. Elle y avait vu un anaconda avalant un capybara dans une vitrine. La forme du serpent l'avait subjuguée, ne sachant plus reconnaître les contours du rongeur et considérant ceux transformés du reptile, une forme nouvelle était apparue, hybride. Elle avait alors cru que l'animal continuait à digérer, parce que le cartel précisait le temps de digestion (plusieurs années quand même) mais les animaux étaient… bien empaillés. En tout cas elle sut que les formes pouvaient être mouvantes, non fixes. D'où ces questions : par où commencent les formes ? Où se trouve le bord des choses ? Et cela accompagnera ses recherches plastiques bien plus tard. Elle retrouve ces interrogations dans les tourments de Monsieur Palomar : que sait-on vraiment des choses ? Le regard transforme-t-il ce qu’on voit ?

Plusieurs artistes au H2M influencés ou issus de l'art minimal font partie de la sélection de Katinka Bock. Des artistes qui obligent le visiteur à tourner autour des œuvres, à s’interroger sur les formes, à s’intéresser comme la plasticienne au bord, à sa mouvance.

 

D'abord les formes ignorées chez Luke James. Home sweet home consiste en un appareillage de tomettes hexagonales usagées posées à même le sol d'une salle. Les tomettes n'épousent pas les contours de la pièce. Pas de joints entre les tomettes, une œuvre sonore puisque le cliquetis du matériau se fait entendre sous nos pas pendant notre progression et nous fait prendre conscience de l’œuvre. Le contour, le bord des tomettes peut donc varier et se recombiner. Katinka Bock avait elle-même travaillé sur ce matériau à l’I.A.C. de Villeurbanne pour l’exposition hivernale 2018-2019,  Radio/Tomorrow’s Sculpture avec des dalles crues, sur lesquelles le visiteur pouvait marcher le jour du vernissage, avant d’avoir été séchées, cuites puis réinstallées. Des dalles avec des traces comme chez Luke James. Pour preuve la présence d’une paire de cartes à jouer coincée entre deux carreaux, dos à dos, la facétie n'est jamais loin. L'idée que le dépôt de ces cartes peut être récent. L'idée qu'on peut rajouter un élément à son œuvre. L'idée que sa forme est bien non définitive. On peut donc l'agrémenter, laisser d'autres traces. La reconfigurer.

Chez Rita McBride, National Chain nous tient à distance. Contrairement à Luke James qui laisse le visiteur déambuler sur l’œuvre pour en découvrir les limites, les bords de National Chain intimident voire en défendent l'accès, comme un empêchement. Une structure en aluminium formant un quadrillage, la même utilisée pour les plafonds suspendus est rabaissée à 1,50 mètre du sol. Comme chez Luke James, la surface du matériau ne correspond pas à celle de la salle. La sculpture peut déborder et aller empiéter sur la salle suivante, tout en laissant le passage nécessaire pour accéder aux autres pièces. Retrait et débordement caractérisent la sculpture. Là aussi l'artiste insiste sur la mouvance des formes d'une œuvre et c'est ce qui en fait la force. Traverser la salle reste possible mais à condition de se baisser au risque de devoir se relever et de se retrouver coincé. Plutôt répulsif au final National Chain.

Jason Dodge pousse plus loin la réflexion avec les formes invisibles. C'est le cas avec Be the Moss-dim Yellow Light If Only By Electric. Deux câbles électriques rouge et noir (phase et neutre) sont fixés en haut des murs d’une salle pour rappeler le passage du courant électrique. Habituellement les fils sont invisibles, masqués par des cloisons, mais la volonté délibérée de l’artiste fait que cela sera à nouveau le cas : le cartel est absent.

Le parcours réel des câbles n'est pas le parcours des deux fils présentés. Ils ont un trajet rectiligne, ils strient un miroir au-dessus d’une cheminée, coupent le haut de la porte et deviennent alors apparents. Cette incongruité fait alors sens. Ils deviennent plus présents.

La force plastique de ces trois œuvres est de redéfinir un espace autre que celui pour lequel ces matériaux sont habituellement utilisés. Les formes deviennent mouvantes, prennent une apparence autre. Un art minimal et conceptuel pour aller au-delà d'une réalité, voir autrement ces matériaux, les reconfigurer.

Cette liberté seuls les artistes se l'attribuent. Elle constitue un sas, un passage entre les formes habituelles définies par une fonction et un nom, un signifiant et un signifié, un contenu et un contenant. À l’image de Jason Dodge qui installe Two Doors, deux portes sans fermeture après la première salle de l’exposition. En bois et basses, il a juste fallu se baisser et peut être les pousser et on ne s'en est pas rendu compte.

Les formes deviennent des combinaisons chez Carl Andre. Artiste minimaliste avec Second Piece of Nine, il propose neuf blocs rectangulaires de béton cellulaire formant un zigzag. La forme existe par les seuls matériaux et par la seule volonté de l'artiste de les assembler de cette manière. Œuvre évolutive puisqu'aucun joint, comme chez Luke James, ne solidarise les blocs. Placés au milieu d'une salle, ils n'épousent pas la surface d'une salle. L’œuvre aurait pu consister en un début de mur non achevé placé contre un mur de la salle, laissant entendre que le visiteur pourrait achever mentalement sa réalisation. Non rien de cela, juste les matériaux, et cela suffit.

Katinka Bock a une manière encore plus radicale et puissante de “regarder les choses du dehors” comme Monsieur Palomar. On voit les bords et l’inconsistance des choses, la difficulté de les identifier, de les décrire, de donner un sens, une fonction même banale à ces formes. Dans la nef si lumineuse de l’église du monastère royal de Brou, elle déplie un feuillard en coton depuis deux piliers du jubé. Une forme trapézoïdale toute en longueur s’étire alors dans la nef et se prolonge au-dehors, puisque le feuillard en coton ceint le trumeau de la porte occidentale. Un geste simple, rapide et pourtant One Meter Space B parle des limites qui constituent les bords des choses, ceux que l’artiste a décidé de créer, de faire évoluer au gré de ses envies dans un espace défini et fixe, dans une architecture aussi monumentale que celle de l'église de Brou. Faire en sorte que notre regard ne bute plus sur l'obstacle, tout comme la caméra d'Ulla von Brandenburg le fait en achoppant sur le groupe et est empêchée de filmer de l'intérieur.

Pour Katinka Bock, créer des plis dans l’espace et faire voir autrement.

Expo Katinka Bock à Brou : incluse dans le billet d'entrée au monastère royal de Brou : 9 € plein tarif

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