Il s'assoit en ayant soulevé son long costume s’il en a un. Ou en posant son verre. Il se prépare. Il va jouer. Le piano l'attendait, ça joue. Gros plan sur les mains qui dansent et le son est juste. Tous les acteurs sont d'excellents pianistes. La caméra passe derrière le piano, l'homme est vu de face comme jamais dans la vraie vie, au concert, il est de profil ; le haut de ses bras s'enveloppe de notes, je doute. Jamais on ne verra ensemble le corps de l'acteur et ses mains jouant, il faut le montage, je doute. Au générique, quand on attend pour sortir, on lit les mensonges. Doublures mains, cascadeurs, « interprété par ». Sam joue des souvenirs, dans Casablanca (Michael Curtiz), "Play it once, Sam...", pas besoin de voir ses mains, l'oreille d'Ingrid brille, Sam est doublé. De nos jours, on ne prend plus la peine de filmer ces mains, ni de faire croire que les marteaux frappent les cordes, Un jour de pluie à New York (Woody Allen) ; économie, ou est-ce le son qui prend le pouvoir sur l’image ?
Un autre pianiste, Orlac perd ses mains dans un accident. Deux mains lui sont greffées qui ne savent pas le piano, qui savent le couteau. Mains d'un meurtrier ? Ou plus subtilement, ces mains révèlent que tout homme peut être un meurtrier, il lui suffit d'une déculpabilisation : ce sont les mains qui lancent le couteau, qui étranglent, qui tiennent la crosse ; qui sont dans les gants. Les mains d'Orlac (Robert Wiene).
Main non greffée cherche son corps et va le rejoindre. La main réagit en tous sens à ce voyage, elle sent, regarde, écoute, c'est un peu trop, elle hésite, elle ne se soudera pas, elle n'est plus reliée. Il lui reste la mémoire, elle y plonge, s'y efface. J'ai perdu mon corps (Jérémy Clapin).
Fellini prend de vrais sommeliers pour le service dans Et vogue le navire, prétendant que des spectateurs sommeliers décrocheraient du film si la cérémonie était mal menée, si le geste était faux. Ainsi peut-on penser que les dactylographes d’une certaine époque arrivaient au casting avec leur C.V. en mains. Mains maladroites de Belmondo dans Le magnifique (Philippe de Broca), sur les touches qui écrivent le scénario en direct, ou presque, les erreurs font le ressort de l’action. La main sait écrire avec le stylo, celle qui écrit dans La montagne (Ghassan Salhab) est salie par une encre qui couvre davantage les doigts que le papier. Alors disparaissent les mains au profit d’une sortie dans la neige avec la mort. Et les ordinateurs, depuis 2001 l'Odyssée de l’espace (Stanley Kubrick), font disparaître les mains pour montrer l’écran, le clavier n’est plus spectaculaire, il faudrait toute une promenade cinéphilique pour en voir la progression jusqu’au gros plan inévitable sur le téléphone portable puisque souvent le cinéma reflète la réalité, la main devient un pouce, un index. Et le majeur encore a ses chances dans les insultes tendues. Pourtant, elles reviennent, ces mains, dans les futuristes murs-écrans, elles y dansent et bouleversent les images et les index, ce n’est plus de l’écriture, ça frotte, ça caresse, ça devient du montage. Et la caméra peut passer derrière l’écran, nous voyons tout.
Mains qui écrivent, mains écrites, celles de La Nuit du chasseur (Charles Laughton) s’assemblant à devenir mots en lutte : LOVE (la droite) HATE (la sinistre), non traduits, un homme entre ses deux mains, Mitchum comprimé dans ce non choix, une main pour la vie, l’autre pour la mort.
La main est à dix centimètres du colt, les doigts dansent ou est-ce mon imagination ? Qui danse ? Autre plan, autre main, nerveuse, celle de celui qui tombera, j'avais écrit sur les regards et ces mains correspondent. Aux yeux, aux mains, je sais toujours qui va mourir, qui perdra son chapeau. Plein de fois dans l’Ouest, Sergio Leone et d’autres.
Les mains aux ongles longs comme les dents, voici Nosferatu (Murnau) dont je parlais jadis, ses mains qui prolongent, qui attrapent et immobilisent. Elles sont des armes. Comme le sont celles de Freddy dans la nuit, comme celles du griffeur Wolverine, pour de faux, ces griffes ne racontent rien, sont des accessoires, ne sont pas les pattes de La féline de Jacques Tourneur, ongles ou griffes de Simone Simon. Et s’il est question de transformations, La Mouche de Kurt Neuman, plus complexe que son remake, propose une mouche avec la tête et un bras d’homme, et son alter ego l’homme avec la tête et une patte de mouche, multiples possibles mais vains, une main n’éloigne pas l’araignée, l’autre main active la presse et tout écrase ; la métamorphose disparaît, engloutie. Mains non terminées, ça donne Edward aux mains d’argent (Tim Burton), excellent dans la manipulation, pourtant désignant le monstre. Il faut alors des prouesses pour que ces prothèses ne soient pas meurtrières. Mains armées de tout sabre et la voici seule en terre qui pourtant sortira le corps de la tombe, en frappant, frappant encore, Kill Bill (Quentin Tarentino), la main d’Uma Thurman. Doublée ? Comme sortent des tombes les mains d’abord, puis les corps des Zombies de Romero puis laborieusement de Jarmush, The Dead Don’t Die.
Un jour si blanc, de Hlynur Palmason, une main entre deux sièges sollicite celle de la petite fille, regard de celle-ci, refus. Quelques plans et un événement plus tard, même plan, la main ensanglantée cherche la main de la petite fille et la trouve ; avec des mots, on n'en finissait pas.
Cinq femmes autour d’Utamaro, (Kenji Mizoguchi). Lorsque le dessinateur est puni par le pouvoir, on lui lie les mains. Sitôt libérées, elles refusent le saké et vont à l’encre, au papier, à la figure féminine, choisissant ce qui est important. La main de Piccoli est doublée par Bernard Dufour, dans La Belle Noiseuse de Jacques Rivette. Comme pour la musique, la question vient durement dans le geste de la peinture ou de la sculpture. Faut-il montrer l’œuvre en cours, montrer le crayon et le pinceau et le burin au travail ? Et reproduire un geste savant, brouillon ou inconnu. Souvent la caméra reste derrière le chevalet, implorant la pudeur, comme dans les scènes de sexe une doublure main donne la caresse en gros plan, sur une doublure sexe, une doublure fesse, une doublure sein. Toujours regarder le générique. Le Mystère Picasso de Clouzot ne fait pas de Mystère, les mains de Picasso lui appartiennent, appartiennent aussi un instant à la caméra, nous invitant au suspense de la création, avec jeu, avec l'audace que les mains savent devoir à l'œil.
La main est codée, elle est le salut d’Hitler, le salut des foules par l’audace de Leni Riefenstal, la main du Führer en premier plan, comme cassée mais ramassant toute la haie d’humains sur son passage, un salut ridiculisé dans bien des films français après guerre ou dans un Lubitsch de 1942, To be or not to be, dans l’Amérique non occupée et non en guerre mais déjà prévenue. Les mains de Chaplin ont juste à imiter celles du Führer et le monologue est lui-même une imitation, 1940, Le dictateur, le geste était compris et son intention redoutée. D’autres plans montrent la main et le marteau, la main et la faucille, l’intention communiste, dans un assemblage de ces gros plans avec aussi des foules ; de la main à la pensée, il n’y a qu’un pas, si j’ose dire. Mains de travailleurs, mains de combattants.
La main leste se raidit à la tempe, tout s’immobilise tandis que viennent les notes militaires, la main salue, me laisse le désir d’aimer cette allégeance, la main raconte que celui-ci est un héro et cette armée par extension. Je doute. Difficile de citer tous les films magnifiant ce geste.
C’est bouleversant dans Duel au soleil et c’est attendu dans Rec3 Génesis, les mains du couple vont rampant et s’assemblent, puis vient dans la soudure la mort commune, magnifiée en un si simple geste. King Vidor puis Paco Plaza. Ici aussi, des phrases auraient posé un chapitre inutile ; le geste au cinéma est dans la nature même de cet art. Tapez sur Internet "duel au soleil vidor fin" puis choisissez Vidéo, c'est si facile quand on veut pleurer.
La nuit américaine de Truffaut est faite de mains. Elles parlent, elles proposent, elles dirigent, touchent, il est des films qu’on peut voir juste en se fixant sur les mains, exercice inhabituel, les mains font tout et se font oublier. Le son est avec l’image, clap, les mains, celle aussi de la script, non loin, du perchman. Ces mains, nous ne sommes pas censés les voir, elles sont dans l’invisible tournage, dans Le Mépris, dans La nuit américaine. Who's that Knocking at my Door ? Ce toc-toc sonne t-il deux fois ? Les mains du bruiteur sont aussi de celles qu'on ne voit pas. Elles font la pluie, l'orage, les pas, elles font les faux sons qui seront vrais à la projection.
La main avec un signe à la craie, M pour Mörder, se pose sur le paletot du Maudit. La main gantée du chef des gangsters, dans M de Fritz Lang. Le gant cache une violence et la machine nazie suivra, la main reste propre qui tue avec le gant. Dans un Colombo, le meurtrier se débarrasse de ses gants après le meurtre (on le voit au début). Mais les empreintes sont à l’intérieur du gant (on le sait à la fin). Les mains parlent. Eaux troubles, je crois, de Ben Gazzara avec Patrick Macnee, à vérifier. Ou bien je me raconte trop d’histoires.
La main veut parler, dans Le sang d’un poète (Jean Cocteau). Elle se pose sur la bouche d’une statue et la bouche est dans la paume. Je ne doute pas, mes mains sur le clavier ont des bouches en paumes. Elles disent M, M encore. Ici, point d'image, tout le film est dans les mains.
Un chien andalou (Buñuel / Dalí), une main sur la bouche et hop, la bouche disparaît ; une main à la porte, des fourmis sortent de la paume ; une main dans la rue aussi a perdu son corps, attroupement, le policier dit en muet qu’il faut la remettre dans la boîte. C’est dans la boîte. Coupez ! Et les mains tiennent l’œil et le rasoir. Ici aussi, point d'image disponible sans droit mais en ce moment, on trouve des sites de streaming gratuits.
Pour échapper à la justice, un homme se cache dans ses apparences, il n’a pas de bras, il se sert de ses pieds pour boire, pour lancer le couteau, un Inconnu (Tod Browning). Une de ses mains a deux pouces et cette main pourrait le dénoncer. Il choisit ensuite de se couper les deux bras. Pour la vérité de son personnage ? Par amour (elle est allergique aux mains des hommes). Mais elle en guérit. Lui ? Les bras lui tombent des mains, comme on dit à Saint-Étienne.
Gros plan sur le téléphone, la main se saisit du combiné, vient porter à la bouche un dialogue annoncé, on peut ne pas voir la bouche et la main est légère ou violente, accompagne le texte, l’autre main peut être convoquée pour donner un sens à ce qu’on n’entend pas. Des milliers de films, gardons juste La voix humaine de Rosselini / Cocteau. Célèbre est la main de E.T. qui voudrait téléphoner à sa lointaine maison.
Les mains vivantes portent les bougeoirs dans La Belle et la Bête de Cocteau, l’entreprise Disney en fait un personnage… Et la main de Kane en fait toute une histoire, j’en parlais dans un article précédent.
La main compose la caresse et je la suis explorant un corps et je découvre lentement les courbures du 35mm, le grain de la pellicule et la lumière essentielle. La main glisse et se promène et je la veux encore à ce voyage dans lequel je ne vois rien. Hiroshima mon amour (Alain Resnais). Les mains s’enfoncent, la chair est profonde comme les blessures de la guerre.
Et puisqu’il faut sublimer un peu, voici que se posent, dans le béton frais d’un trottoir de la Cité des Anges, pas et mains de Kirk Douglas.
Et les mains des étoiles.