La cordillère des songes
Publié par Stéphane Charrière - 10 avril 2020
Catégorie(s): Cinéma, Séries TV / V.O.D., Sorties DVD/BR/Livres
La cordillère des songes est un le point final d’une trilogie consacrée au Chili réalisée par Patricio Guzmán. Même si cela paraît logique de prime abord, au regard de la forme adoptée pour développer le propos du cinéaste, la singularité du projet qui se vérifie dans les trois films que sont Nostalgie de la lumière, Le bouton de nacre et La cordillère des songes se manifeste dans l’affirmation du point de vue du cinéaste. Patricio Guzmán n’hésite d’ailleurs pas à assumer une position démiurgique qui se traduit de plusieurs manières. L’ouverture de La cordillère des songes ne démentira certainement pas ce parti pris puisque le film débute sur un plan de la ville de Santiago du Chili observée depuis les cieux afin de situer la cité dans un paysage qui se caractérise par son immensité. La ville est ainsi reliée au cosmos. De fait, les cieux et la Cordillère des Andes servent d’écrin au propos de Patricio Guzmán.
Généralement, dans le documentaire, le point de vue s’affirme par différents procédés : emplacement de la caméra, échelle des plans, fragmentation spatiale et/ou segmentation du propos filmique et/ou des commentaires. Ici, ces principes sont tour à tour utilisés pour créer une adéquation formelle avec un élément supplémentaire qui ajoute à la subjectivité des paroles prononcées : la voix off. Celle-ci s’exprime à la première personne du singulier et n’est pas ici qu’une simple compilation d'observations formulées pour éclairer le discours. La voix et les mots choisis appartiennent à l’auteur. Une voix off est un élément qui permet d’assumer la subjectivité d’un propos et d'affirmer le contenu d'une réflexion personnelle. La pensée de Patricio Guzmán ainsi exprimée insiste à la fois sur l’omniprésence du cinéaste et, en même temps, paradoxalement, elle contribue déjà à la dématérialisation du regard subjectif de l’auteur. Le film donc, dès son ouverture, révèle l’absence physique du cinéaste. La disjonction qui émane alors du procédé est en rapport direct avec ce qui finalement se diffuse en creux, le constat d’une douleur qui résulte d’un traumatisme encore irrésolu et, donc, impossible à assimiler.
La voix accompagne les images, tout du long. Ainsi, l’auteur procède à un réajustement d’échelle qui associe l’humain à l’espace, le singulier au collectif et à une civilisation qui se définit aussi par le rapport qu’elle entretient avec l’espace. L’adoption de ce principe, on pourrait même parler de revendication, crée un point de rencontre entre le tellurique et une collectivité qui s’est installée et s’est développée dans cet espace bien précis.
L’introduction du « je » dans le propos sert de contrepoint aux images : l’individu dans sa singularité existe donc dans la vastitude spatiale et c’est par l’étude et la compréhension de ce singulier qu’il nous sera permis d’approcher les caractéristiques du lieu et de l’histoire qui l’accompagne ou qui le définit ontologiquement.
Ne pas considérer les conditions d’émergence particulières qui déterminent la nature d’une civilisation, d’une société ou d’une population interdit une connaissance pertinente du sujet d’étude. Patricio Guzmán ne s’y trompe pas : sa trilogie (Nostalgie de la lumière, Le bouton de nacre et La cordillère des songes) évoque le passé récent du Chili pour l’inscrire dans une histoire plus globale, celle d’une région du monde.
La cordillère des songes est donc également un travail de mémoire. Un travail introspectif qui fut initié par Nostalgie de la lumière selon quelques principes simples qui ont fait leur preuve et dont le plus important, on l’a déjà noté, consiste à relier le céleste au terrestre, l’infiniment grand à l’infiniment petit. Le rapport d’échelle est à prendre en considération selon deux axes et deux spatialités. D’abord, il s’agit de soupeser l’espace cosmique et le territoire chilien puis, dans un second temps, il s’agit de considérer deux temporalités disjointes et pourtant convergentes, celle de la formation du cosmos et celle de l’histoire du Chili.
Ce triptyque tend vers une dimension métaphysique qu’il faut ici considérer à partir de quelques principes existentialistes. C’est-à-dire que Patricio Guzmán introduit indirectement cette donnée abstraite qu'est la question métaphysique pour tenter de découvrir quels seraient le sens ou la finalité des événements historiques qui ont jalonné et caractérisé le Chili. La question résume le principe filmique : que n’avons-nous pas assimilé d’une histoire qui nous précède et qui pourrait expliquer ce qui a fait la particularité du Chili ? Patricio Guzmán se livre donc à une sorte d’enquête menée sur différents processus sociologiques qui, dans la confrontation que leur oppose le présent, pourraient nous éclairer sur certaines contingences vérifiables au fil de l’histoire.
Patricio Guzmán œuvre alors comme un architecte. Ses trois films, ses trois documentaires, se parlent, se questionnent, se répondent, débattent et dialoguent pour nous permettre de distinguer quelques éléments aptes à nous renseigner sur la condition chilienne et, surtout, à renseigner l’auteur. La teneur du débat se mesure par l’observation d’une navigation incessante entre l’immensité cosmique qui convie dans la formulation la troisième personne du singulier tandis que les caractéristiques chiliennes s’expriment à travers la voix de Patricio Guzmán, donc à la première personne du singulier.
Le montage télescope les différentes dimensions visuelles ou syntaxiques. Les séquences alternent des plans tournés par Patricio Guzmán et des images tournées par Pablo Salas. La cordillère des songes oscille entre passé et présent pour installer une temporalité étrange puisque les images de Salas montrent un Chili que n’a pas vu Patricio Guzmán alors absent du pays. La cordillère des songes est une quête qui porte aussi sur des images manquantes, celles de tous les disparus.
Dans Le bouton de nacre, Patricio Guzmán conviait d’autres regards que le sien à participer au débat et à venir rejoindre la réflexion qui était la sienne. L’ambition était de faire état d’un drame qui, par la mosaïque de propos qui traduisaient la situation du pays sous Pinochet, se transformait en Tragédie. Ce sont ici, dans La cordillère des songes, les images de Pablo Salas qui viennent compléter la pensée du cinéaste et prêter à l’entreprise une dimension chorale qui, seule, permettra d’accepter comme histoire commune la tragédie énoncée et constatée.
Crédit photographique :
©Atacama Productions
©Pyramide Distribution
Suppléments :
Patricio Guzmán, les mémoires dans la peau par Julien Joly 10'
Entretiens avec : Patricio Guzmán 26', Rolando Abarca 6', Angela Leible 5'
Making Of : 6'
Bandes annonces