La ballade de Narayama - The Jokers
Publié par Stéphane Charrière - 16 avril 2020
Catégorie(s): Cinéma, Sorties DVD/BR/Livres
Les premiers plans de La ballade de Narayama sont explicites. Un travelling depuis un hélicoptère est segmenté en plusieurs plans qui semblent disjoints dans le temps par des fondus enchainés. Les fondus métamorphosent l’espace et le temps. La caméra plane au-dessus du sol sans but apparent. Les plans démiurgiques se suivent et laissent paraître un voyage aux confins du monde. Pas âme qui vive, la neige a tout recouvert. Soudain, la caméra nous laisse découvrir une maison puis plusieurs pour qu’un hameau se dessine. Les baraques sont isolées au milieu d’une nature qui semble fort éloignée de nos habitudes contemporaines. Définitivement, l’espace traversé est autant topographique que temporel. La caméra est devenue une machine à remonter le temps. Retour aux sources, au début de ce qui ressemble à une esquisse de civilisation. L’effet est saisissant, simple, efficace.
L’ensemble n’est pas sans évoquer un précédent film d’Imamura. La ballade de Narayama apparaît comme une extension des réflexions conduites en 1968 dans Le profond désir des Dieux. Aux tropiques succèdent ici le froid, la neige, la montagne. Encore des conditions extrêmes. Les intentions des deux films sont les mêmes, enfin elles se rejoignent. Dans un film comme dans l’autre, l’ensemble compose une étude sur l’humain à travers son quotidien ou différents rituels.
La ballade de Narayama est une enquête sur l’homme et ses agissements, l’homme et sa pensée, l’homme et la raison. Tout film d’Imamura, par le traitement de son sujet, prend des allures de documentaire ou d’étude comportementale menée par l’intermédiaire d’outils scientifiques. Pour que le travail gagne en pertinence, il convient de lui offrir un élément de comparaison pour que l’analyse prenne tout son sens. Imamura n’a pas eu à chercher très loin le contrepoint à l’humain. La nature qui entoure le village va fournir au cinéaste le support idéal à sa réflexion. Il s’agit des animaux qui abondent dans cet espace privilégié et encore indifférent, ou presque, aux activités humaines. L’usage d’images animalières rejoint le principe énoncé à propos de l’ouverture du film, les animaux aussi participent d’un voyage dans le temps qui voient les hommes être connectés à leur nature première. Lorsque la caméra nous fera pénétrer à l'intérieur d'une baraque du village, le premier plan consacré à des êtres vivants révélera la présence d’animaux sauvages dans la maison. Le bestiaire représenté répond à une logique définie par des besoins essentiels : se nourrir, se reproduire et survivre. Comme les hommes auxquels ils vont immanquablement faire écho.
L’archaïsme évident qui se traduit par la crudité des fonctionnements sociaux observés dans La ballade de Narayama n’est pas qu’une réponse à une approche ethnographique du sujet. Si La ballade de Narayama ressemble à une investigation sur un ensemble de caractères humains observés dans son primitivisme, c’est pour mieux tenter de comprendre comment se structure le Japon des années 1980 et, assurément, d'aujourd'hui. Et c’est là sans doute ce qui est le plus important : relier le Japon contemporain et moderne à une situation ancestrale pour mieux apprécier l’évolution de la civilisation nippone. Mais il ne faut pas oublier que les outils mis à disposition d’Imamura relèvent d’une technique qui s’inscrit avant tout dans un propos artistique. Le vocable utilisé ici vise à retranscrire quelques préoccupations intellectuelles qui, toutes, traduisent une vision du monde singulière, celle d’Imamura. Le film n’est donc pas qu’un précis d’analyse comportementale, il est aussi un point de vue, une opinion, un constat sur un univers qui a été établi à partir d’un art particulier et de la syntaxe qui s’y rattache.
Ainsi, logiquement, les plans distanciés (plan général, plan large, plan moyen) contextualisent les personnages et les actes pour les intégrer à une logique spatiale et temporelle qui relève de l’extraction. Nous ne sommes pas si éloignés d’une essentialisation des traits de caractère qui abolissent le temps qui sépare deux mondes en apparence, seulement, distincts : un Japon primitif (le contenu des images) et un Japon contemporain (la forme et la technique de filmage). C’est pourquoi tout ce qui relève de la mise en relation de l’individu à un décor et, au-delà, à une histoire, devient exemplaire d’une série d'attitudes qui révèlent l’état contemporain de la société japonaise. Le contenant permet donc au contenu de devenir une étude de cas.
Imamura élude la question de l’évolution liée à une progression temporelle (un peu à la manière de Fellini dans Roma) pour ne considérer que les extrémités d’une chaîne (l’avant et le présent). L'objectif est de produire une réflexion sur l’humain qui va, au fil des séquences, se transformer en œuvre plastique, un film. Car La ballade de Narayama est bien une œuvre d’art qui échappe aux aspérités du seul constat ethnographique. Il suffit pour s’en convaincre de prêter attention au rythme des plans et des scènes qui se succèdent. Imamura, pour souligner quelques habitudes humaines, n’hésite pas à introduire des images de comportements animaliers saisis dans des situations qui font écho aux actes initiés par les comédiens du film. Ainsi, l’image animale devient un commentaire de l’image humaine. Par exemple, un acte sexuel entre deux personnages voit la finalité de la gestuelle explicitée visuellement par l’accouplement de diverses espèces animales. Imamura prend soin cependant de nous dévoiler ces élans pulsionnels ou non en conservant une distance indispensable pour échapper à tout voyeurisme inopiné (même si le cinéma est, par définition, un art voyeuriste).
Un dialogue s’instaure entre animaux et humains par tailles de plans interposés. Gardons la scène d’accouplement en tête. Les plans consacrés aux ébats humains englobent les corps et transgressent uniquement les limites intrusives lorsque les gestes mis en pratique par les comédiens témoignent d’un calcul qui singularise l’humain des autres espèces. Les instincts demeurent mais lorsque les habitudes s’enhardissent ou se complexifient, la manière de filmer, donc de montrer, s’indexe sur la gestuelle. Le découpage rend compte d’une évolution des espèces à travers l’interprétation faite de la gestuelle humaine. Caresses et jeux de bouches distinguent l’homme de l’animal. Plans rapprochés et gros plans s’ajoutent aux plans moyens pour dire ce qui anime l’esprit et les corps au moment de l’acte.
Par la simplicité du procédé choisi, les images qui prolongent ou illustrent le propos humain à partir du comportement animalier respectent une forme de distance. Imamura filme les mœurs animales comme s’il respectait la fonction essentialiste du geste reproducteur d’une espèce qui perpétue une pratique inchangée depuis la nuit des temps c’est-à-dire depuis le moment où, autant par instinct que par besoin, envie ou nécessité, le vivant s’accouple. La fixité filmique avec laquelle la reproduction animale est capturée par la caméra instaure un respect et, paradoxalement, gomme la bestialité qui pourrait s’en dégager.
La fiction devient alors un document, la source d’une théorie qui participe à repositionner l’homme à sa juste place sur terre. Aux yeux d’Imamura, l’homme est un élément parmi d’autres. Il s’inscrit dans la vastitude d’un monde où la Nature aura tôt fait de contraindre l’humain à se souvenir d’une attitude ancestrale, celle d’une posture dictée par l’humilité face à la force de ce qui nous entoure.
L’Héritage de Shohei Imamura constitue un complément de choix. Le document de 52 minutes replace le film dans son contexte d'émergence : la sélection cannoise, la palme d'or et, surtout, la manière de travailler d'Imamura. Passionnant.
Crédit photographique : © 1983 IMAMURA PRODUCTION / TOEI COMPANY, LTD
Suppléments :
L’Héritage de Shohei Imamura (52 mn) avec Max Tessier, Bastian Meiresonne et Daisuke Tengan (fils de Shohei Imamura)
Livret de 44 pages avec le fac-similé du dossier de presse japonais de 1983 ainsi que des photos de tournage inédites.