Brooklyn affairs
Publié par Stéphane Charrière - 26 mai 2020
Catégorie(s): Cinéma, Séries TV / V.O.D., Sorties DVD/BR/Livres
Souhaiter adapter au cinéma le texte de Jonathan Lethem, Les orphelins de Brooklyn, généralement affilié au « Roman Noir », laisse entrevoir quelques intentions de mise en scène. Quand, de surcroit, pour aller sans doute jusqu’au bout de sa volonté d’auteur, Edward Norton a décidé, avec l’accord de Lethem, de situer la trame de son adaptation intitulée Brooklyn affairs en 1957, il ne fait alors aucun doute que le cinéaste est habité d'un dessein aux contours très précis. Car cette datation singulière ne peut pas être anodine. Au regard de la forme, de la dramaturgie ou même de la relecture des codes du film criminel américain mis en avant dans Brooklyn affairs, ce choix de l'année 1957 mérite que l'on s'y attarde car il constitue en soi une porte d'accès à l’œuvre.
D’un point de vue littéraire, il convient de se souvenir que le livre de Lethem affiche et revendique, nous l'avons dit, quelques filiations avec ce que l’on nomme communément le Roman Noir, sous-genre du Roman Policier, tout comme le Film Noir sera considéré comme une sous-catégorie du Film Criminel. Le livre de Lethem est une sorte de résumé de toutes les évolutions thématiques du Roman Noir. D’abord par l'intermédiaire d'emprunts à l’un des écrivains fondateurs du sous-genre, Dashiell Hammett. Ainsi, dans Les orphelins de Brooklyn, nous retrouvons des problématiques chères à Hammett comme l'inscription de l’action dans une réalité sociale particulière, la corruption des autorités policières, politiques et administratives, le traitement du rapport entre l’argent et la violence, la fin du rêve américain, etc. Ensuite, Les orphelins de Brooklyn épouse plus nettement et frontalement les contours mouvants du Roman Noir, appelé dans un premier temps « hard-boiled », en s'appropriant quelques extrapolations thématiques du Roman Policier telles qu’observées chez Raymond Chandler ou Chester Himes par exemple. Nous retrouvons donc, dans le récit, des éléments tels qu'une dénonciation du système économique qui est perçu comme l’épicentre du problème sociétal américain, un parallèle entre système politique et système mafieux, etc.
Le phénomène littéraire en question est un des piliers de l’émergence du Film Noir en 1941 puisque nombre des problématiques abordées alors dans le champ du Roman Policier vont également irriguer, par effet concentrique, le cinéma. De fait, pour en revenir au cas qui nous intéresse ici, l’interprétation qui est faite de ces évolutions ou considérations thématiques dans Brooklyn affairs conduit le film à devenir une véritable réflexion sur le cinéma. Pour saisir cette nuance, revenons à l’année 1957. Nous sommes, d’un point de vue cinématographique, dans une période qui a vu se consumer l’image flatteuse de l’enquêteur solitaire qui fit les beaux jours du Film Noir (sous-genre, rappelons-le, qui fut une apothéose esthétique et thématique du Film Criminel et qui voit ses heures fastes se dérouler entre 1941 et 1955 environ).
C’est qu’en 1955, Robert Aldrich, avec En quatrième vitesse, a déconstruit le rapport fusionnel d’identification qui s’était instauré entre les spectateurs et les personnages d’enquêteurs solitaires qui se popularisèrent à partir de 1941 et du film de John Huston, Le faucon maltais. Ce qui commence ouvertement à s’exprimer dans Le faucon maltais (des prémices de ce courant peuvent toutefois se distinguer dans des œuvres telles que Les nuits de Chicago de Joseph Von Sternberg (1927), Little Caesar de Mervyn LeRoy (1930), Scarface de Howard Hawks (1932), Rue sans issue de William Wyler (1937) ou encore en 1939 avec Les fantastiques années 20 de Raoul Walsh), c’est le sentiment de solitude qui s’empare de l’Américain moyen confronté à un monde qu’il ne comprend plus et, surtout, qui ne correspond pas, de près ou même de loin, aux utopies formulées lorsqu’il s’est agi de conquérir l’ensemble du territoire américain. Le constat est accablant, le rêve est devenu cauchemar.
Aldrich, en excellent sociologue, traduisait avec En quatrième vitesse une évidence : le rêve américain s’est effondré et la faute en revient, en partie au moins, aux Américains qui se sont contentés de vampiriser et d’épuiser les richesses naturelles offertes par la terre nouvelle d’Amérique. Pire, d'après Aldrich, les Américains sont coupables d’avoir implanté sur ce territoire des schémas sociétaux, des comportements directement calqués sur un modèle européen et de n’avoir pas su régénérer, comme escompté, le genre humain.
L’intérêt principal du film d’Edward Norton se substantifie dans sa contextualisation temporelle et dans ce que celle-ci, au regard de ce que nous savons de l’histoire du Film Criminel, permet comme audaces (remise en cause des codes du genre et réflexions formelles). Jusqu’au film d’Aldrich, le Film Noir prenait des allures de psychanalyse collective grâce au phénomène d’identification projective des spectateurs sur les situations peintes à l’écran. Le Film Noir nous conviait à un voyage introspectif dans la psyché américaine et l’un des outils utilisés pour introduire naturellement cette intériorisation était l’emploi d’une voix off. Notons d’ailleurs que, au-delà de favoriser un rapprochement entre le spectateur et un personnage, la voix off insistait également sur l’isolement moral et physique de l’individu.
Brooklyn affairs transgresse l’usage du procédé. Ici, la voix off se limite à n’être qu’une introduction et une conclusion au récit ou à des chapitres de celui-ci contrairement à l’usage qu’en faisait le Film Noir. Dans le film de Norton, la voix off n’est ni un fil rouge thématique, ni la mesure rythmique de la dramaturgie. Elle s’apparente plutôt à une parenthèse ou à des guillemets. Les sentiments, les pensées, les réflexions du personnage principal qui agissaient traditionnellement sur la révélation des péripéties narratives sont, dans Brooklyn affairs, retranscrits par le surgissement compulsif et irrépressible de l’intériorité du personnage principal, Lionel Essrog (Edward Norton). Atteint d’un syndrome de Gilles de la Tourette, Lionel ne peut réfréner ses pulsions verbales et il se voit contraint d'exposer ses pensées à tous. L’intériorité du personnage rendue audible pour tout le monde, acteurs comme spectateurs, questionne sur le statut et le rôle du public. Les limites du rapport intime entre le personnage et le spectateur habituellement établi dans le Film Noir sont franchies et sont devenues indistinctes. L’affection dont il est question ici introduit de nouvelles obligations dans la progression du récit et complique amplement la tâche de Lionel qui décide d’enquêter sur la mort de son ami, mentor et accessoirement patron, Frank Minna (Bruce Willis).
La complexité de l’enquête (proche de Chinatown de Roman Polanski) permet d’observer les dysfonctionnements d’une société américaine touchée par de multiples maux : corruption institutionnalisée, conflits intercommunautaires, etc. L’analyse proposée par Brooklyn affairs sur le genre filmique concerné se prolonge ici dans le traitement de la figure du Mal incarnée par Moses Randolph (Alec Baldwin). Déjà parce que les caractéristiques qui définissent le personnage interprété par Alec Baldwin empruntent quelques traits à un personnage qui a réellement existé : Robert Moses (urbaniste qui fut à l’origine de la ré-urbanisation de New York des années 1930 aux années 1970). Et puis parce le traitement de la figure qu'incarne Randolph procède, comme l’extériorisation du ressenti du personnage de Lionel, à une modernisation des attributs du personnage de Moses Randolph. Doublement.
Dans un premier temps parce que Randolph n’expose jamais ses travers de manière exacerbée. S’il est habité d’un désir de toute puissance, comme en témoigne sa volonté d’accorder ses réalisations à ses appétences, le personnage n’est jamais dans l’excès ou la perte de contrôle mais agit plutôt dans la propagation d’une violence diffuse qui parasite, paradoxalement, le développement de la société américaine. À l’opposé de ce processus, Lionel Essrog est, lui, sans filtre. Le personnage est une allégorie, une image à défaut d’incarner pleinement un imaginaire aux contours identifiables. Il est une figure cathartique qui assimile les qualités et les défauts du corps social américain. Lionel s’oppose à la figure de Randolph traité, lui, comme une sorte de réplique mabusienne. Déjà d’un point de vue dramaturgique bien sûr. Et puis surtout par le mouvement que Lionel Essrog impose aux images du film et aux mouvements de caméra. Lionel est une matérialité alors que Randolph est diffus.
Dans un second temps, opposer un urbaniste à Lionel enrichit le discours filmique. Le Film Criminel américain a introduit très tôt quelques spécificités géographiques qui ont influencé l’esthétique et la forme des films. Les films situés sur la côte Est sont généralement urbains et se conforment à une représentation iconographique modelée sur l’architecture d’agglomérations conçues selon une logique verticale. La ville, dans ce cas, fait l’objet d’une spéculation métaphorique qui transforme la cité en espace carcéral à ciel ouvert. Au regard des codes du genre et de la manière de filmer Lionel Essrog, l’importance du rôle et de la profession de Randolph rejoignent certaines caractéristiques qui définissaient le personnage du Docteur Mabuse : omniprésence d’un pouvoir destructeur et castrateur, traduction des inquiétudes liées aux métamorphoses du monde, l’économie comme finalité d’un idéal social, manipulation des consciences. Surtout, « l’ombre » de Randolph est omniprésente et apparaît presque comme une figure indispensable à l’équilibre de l’univers sociétal peint par Edward Norton.
Si le Film Criminel a, de tout temps, été le miroir sans tain d’une société en plein essor, il convient de s’interroger sur ce que Brooklyn affairs nous raconte sur notre temps. Le film procède à une abolition des temporalités qui sont naturellement, a priori, distinctes. Le présent, temps de la fabrication du film, et le passé, temps de l’action du film, se matérialisent de diverses manières (le traitement du féminin, agissements politiques, reconsidérations des zones urbaines, rôle attribué aux concepts démocratiques, présence des forces de l’ordre, etc.) afin de produire un effet double qui fait tout le prix de Brooklyn affairs : être à la fois un film qui étudie l’évolution d’un genre filmique tout en inspectant les douleurs existentielles d’individus confrontés à un monde contemporain qui se vide de toute substance.
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