Tootsie - Carlotta Films
Publié par Stéphane Charrière - 19 juin 2020
Catégorie(s): Cinéma, Sorties DVD/BR/Livres
Carlotta Films a fait le choix de Tootsie, comédie emblématique d’un savoir-faire américain à l’aube des années 1980, pour venir étoffer ses éditions Ultra Collector. Avouons que la relecture de Tootsie, aujourd’hui, a de quoi intriguer de prime abord avant de se révéler séduisante et même enthousiasmante dans un second temps. Plusieurs raisons à cela. D’abord parce que le spectateur contemporain est exonéré du phénomène de mode qui s’est emparé du film à sa sortie en 1982 (début 1983 en France) et qui s’est prolongé par l’exploitation de l’œuvre dans les vidéo-clubs ou lors de multiples diffusions télévisuelles. Ensuite parce que Tootsie réunit des talents naissants (Bill Muray) ou confirmés (Dustin Hoffman, Jessica Lange) mis à disposition d’un cinéaste (Sydney Pollack) qui est alors considéré comme l’un des meilleurs conteurs d'histoires cinématographiques. Enfin, parce qu’avant d’être une comédie populaire, Tootsie est avant tout un film qui questionne les marqueurs identitaires traditionnels de la comédie et des genres pour s'affirmer comme un film qui vaut autant pour son sujet que pour sa mise en œuvre.
Tootsie se présente comme une comédie. Plus précisément, le film épouse les contours de différentes formes de comédie. Le récit navigue et serpente entre la Screwball, la comédie sophistiquée, le vaudeville et Tootsie affiche même certaines parentés avec la commedia dell’arte tant Dustin Hoffman n’a cessé de proposer des pistes de jeu lors d’improvisations qui agrémentaient le tournage au point que certaines seront intégrées au scénario. Cet aspect de la création de Tootsie s’est transformé en running-gag qui ponctue l’évolution du personnage interprété par Hoffman. Dorothy Michaels, aka Michael Dorsey (Dustin Hoffman), sur le plateau de General Hospital, un soap laborieux à souhait, se livre à des improvisations systématiques lorsque les situations qu’il doit interpréter convoquent une dissonance entre le masculin et le féminin qui sont en lui.
Tootsie peut d’ailleurs se lire presque comme un prolongement du travail élaboré par Hoffman lors de sa prestation précédente dans Kramer contre Kramer de Robert Benton. Hoffman y interprète Ted Kramer, un homme que sa compagne a quitté. Ted Kramer doit alors soudainement assumer toutes les tâches quotidiennes, dont s’acquittait jusque-là son épouse, qui lui sont inconnues afin d’élever de la meilleur façon possible leur fils unique, Billy. Dans le rôle de Ted Kramer, Hoffman avait effectué un travail impressionnant qui lui permit de composer un personnage déstabilisé autant par le départ de son épouse que par la découverte de sentiments nouveaux restés enfouis au plus profond de son être jusqu’à la séparation du couple. Ted Kramer se découvre de nouvelles qualités dès lors qu'il accepte de se comporter comme un être hybride qui s'évertue à être un père qui tente de pallier affectivement et matériellement à l'absence de la mère.
Sydney Pollack disait : « Tootsie est l’histoire d’un homme qui devient un homme meilleur après avoir interprété le rôle d’une femme ». Autrement dit, Tootsie nous raconte un cheminement autant intérieur qu’extérieur dans la mesure où le personnage interprété par Dustin Hoffman matérialise (c'est sur ce point précis que son rôle ici diffère de celui de Kramer contre Kramer) qu’en lui cohabitent deux êtres, un homme et une femme. Le féminin de sa personnalité est un révélateur. Tous les travers de Michael Dorsey sont soulignés par la présence de plus en plus prononcée de Dorothy Michaels faite de droiture. Michael découvre avec stupéfaction (étrange puisqu’il est comédien) qu’il est habité de personnalités différentes voire inverses puisque Dorothy ne le quitte plus et qu'elle influe sur la vie et la pensée de Michael. Dorothy est l’opposée de Michael et pourtant elle diffuse nombre de ses qualités qui surgissent chez Michael. Le féminin révélé et assumé ajoute à l’identité de Michael des caractéristiques qui modifient son comportement d’homme. Michael devient un parfait mélange de contraires qui se complètent.
Mais Tootsie n’est pas un film « dossier ». Tootsie est également une véritable réflexion sur la nature de la comédie américaine et ce qu’il en reste à l’aube des années 1980. Le film joue d’abord avec une certaine tradition théâtrale qu’il revisite formellement avec les outils du langage filmique. Sydney Pollack a beau prétendre ne pas être un cinéaste audacieux et novateur, il a au moins pour lui cette aptitude à s’adapter à ce que son scénario lui dicte. Pollack témoigne à chaque minute de Tootsie d’une capacité hors du commun à exploiter formellement au mieux les situations et péripéties du récit. Ainsi, les principaux espaces intérieurs (plateau de tournage du soap, appartement de Michael) sont filmés selon une logique induite par les formes d’expression auxquelles ils se réfèrent. La télévision pour le plateau de tournage et le théâtre pour l’appartement. Mais Pollack réalise un film. Aussi, les méthodes de filmages dévolues à la TV et aux représentations théâtrales sont transcendées par la logique filmique (surinterprétation des situations mises en place par la mise en scène grâce à une fragmentation des espaces et l'usage des différentes possibilités offertes par l’échelle des plans, mouvements d’appareil, etc.).
Le principal intérêt de cet outrepassement, au-delà de souligner que nous sommes bien devant une œuvre cinématographique, est de créer une dichotomie entre ce qui se joue dans l'intériorité des individus et la trivialité apparente des lieux. Ainsi, le film retrouve l’un des principes ancestraux du rire, le quiproquo. Mais cette fois, l’équivoque est autant formelle que narrative. La confusion qui s’empare des personnages est, là encore, réciproquement inverse à l’ordre qui se doit de régir les espaces concernés : la collocation de Michael (espaces fragmentés pour laisser à chacun une zone "privative") et le plateau de tournage TV (rigueur et logique de filmage). Le décalage qui se crée alors entre les principaux protagonistes et l’espace de représentation produit habilement un rire qui est amplifié par les désordres occasionnés par les sorties improvisées de Dorothy sur les autres personnages du film. Pollack ne s’y trompe pas. Il filme autant les actions que les réactions des comédiens « témoins » et ces comportements et attitudes sont souvent plus comiques que le nœud causal des séquences.
Tootsie affiche au moins une dernière qualité, le film n’a pas pris une ride. Car justement ce qui compte n’est pas dans le décor ou l’artifice mais dans la profondeur des personnages et l’habileté de la mise en scène à rendre compte des réflexions ou des sentiments de chacun. Le film est fait de nuances qui, toutes, affinent la psychologie des personnages et le rôle que chacun joue dans la mise en place de la dramaturgie. Du bel ouvrage qui, une fois n'est pas coutume, a donné raison au public qui avait fait de Tootsie, en son temps, un succès qui s'avère indémodable.
Côté compléments, tous sont dignes d’intérêt. À commencer par les deux making-of présents. On pouvait d’ailleurs se montrer surpris par la présence de deux modules aux finalités similaires. Lorsqu’on y regarde de plus près, on constate que les deux bonus ont été réalisés à 25 ans d’intervalle. Le premier making-of date de 1982 et se révèle particulièrement intéressant lorsqu’il juxtapose des images de répétitions qui réunissent Hoffman et Pollack et des prises effectuées lors du tournage de ces scènes pour les besoins de Tootsie.
Le second making-of affiche d’autres qualités, celles de la mémoire. Fait d’images d’archives et d’entretiens tournés en 2007, le module captive lorsque Dustin Hoffman revient sur ce qui reste du travail de Tootsie dans son quotidien d'acteur et sa mémoire d'homme.
Quelques scènes coupées (judicieusement pour certaines) agrémentent l’ensemble ainsi que 3 bandes-annonces et les essais vidéo de Dustin Hoffman pour créer son personnage double.
Autre morceau de choix, un livre de 160 pages. Rédigé par Susan Dworkin, La création de Tootsie : récit du tournage avec Dustin Hoffman et Sydney Pollack s’appréhende comme un roman. Celui du tournage, celui de l’évolution du scripte, celui de la modélisation de caractéristiques qui permettront de superposer des traits masculins et féminins sur le jeu de Dustin Hoffman. L’écriture, comme la caméra de Pollack, est au service d’un propos qui se veut divers puisqu’il mélange les points de vue et souligne combien les approches différentes du film ont nourri celui-ci. Passionnant.
Crédit photographique : ©2020Carlotta Films
SUPPLÉMENTS :
. THE MAKING OF… TOOTSIE (1982 – Couleurs – 34 mn)*
. UN HOMME MEILLEUR : LE MAKING-OF DE TOOTSIE (2007 – Couleurs – 69 mn)
. 9 SCÈNES COUPÉES (10 mn)*
. ESSAIS VIDÉO DE DUSTIN HOFFMAN (3 mn)*
. 3 BANDES-ANNONCES
* Exclusivité Blu-ray
// UN LIVRE DE 160 PAGES (INCLUS PHOTOS D’ARCHIVES)
"LA CRÉATION DE TOOTSIE : RÉCIT DU TOURNAGE AVEC DUSTIN HOFFMAN ET SYDNEY POLLACK" PAR SUSAN DWORKIN