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Viva Nanni ! Deux films de Nanni Moretti / Bianca et La messe est finie chez Carlotta Films
Publié par Stéphane Charrière - 3 juillet 2020
Catégorie(s): Cinéma, Sorties DVD/BR/Livres
Après avoir distribué au cours de l’année 2019 deux films de Nanni Moretti, Bianca et La messe est finie, Carlotta Films édite un coffret DVD ou Blu-ray intitulé Viva Nanni ! qui se compose des deux films précédemment cités. Moretti a, dès Je suis un autarcique, son premier long-métrage, été considéré comme la principale figure du renouveau "auteuriste" du cinéma italien. Puisque le cinéma est une vision réfléchie du monde, Je suis un autarcique assume pleinement, dès le titre, un regard sur l’Italie qui se conjugue à la première personne du singulier. Le film est tourné en super 8 et il apparaît comme une sorte de synthèse filmique d’un cinéma italien qui, au tournant des années 1960, s’est laissé gagner par des réflexions existentielles et philosophiques qui se traduisaient autant par les sujets abordés que par la forme adoptée.
Ce qui frappe lorsqu’on découvre le cinéma de Moretti, c’est cette capacité à parler du « nous » (la synthèse des thèmes et des modèles filmiques antérieurs et l'immersion dans la société italienne) en travaillant le « je » (la forme des films, leurs supports et Moretti lui-même en interprète principal). D’une manière qui n’est pas sans évoquer Chaplin ou Woody Allen, Moretti se positionne doublement au centre des entreprises cinématographiques qu’il produit en général et des deux films du coffret en particulier : il est acteur principal de Bianca et de La messe est finie et, bien sûr, il en est le metteur en scène. On a pu entendre et lire que Moretti, le titre de son premier film a sans doute contribué à cette confusion, était l’auteur de films narcissiques et nombrilistes. On peut comprendre ces qualificatifs si on les applique à une œuvre qui, dans son ensemble, ne cesse de revisiter les réalités italiennes mais il est en revanche plus délicat de soutenir cette thèse lorsqu’on étudie la place des films de Moretti dans le cinéma italien. Il est d’ailleurs étonnant que cette idée prolifère encore de nos jours puisque, dans la première période de sa filmographie à laquelle appartiennent Bianca et La messe est finie, il nous semble plutôt que l’acteur Moretti s’interpose avec pudeur entre le metteur en scène Moretti et le spectateur de ses films. Les œuvres ultérieures de l’auteur confirmeront d’ailleurs que Moretti est à envisager plutôt comme un médiateur.
Si Moretti est au centre de son œuvre, ce n’est pas pour servir son égo. Les personnages qu’il interprète par exemple dans Bianca et dans La messe est finie reflètent à leur manière des pensées ou des états d’âme voire des constats qui traversent la société italienne des années 1970/1980. L’acteur Moretti est un catalyseur et le cinéaste Moretti se sert de l’image de son personnage pour représenter, tel un miroir réfléchissant, ce qui se trame en dehors du cadre filmique, ce qui se trame en dehors de la salle de cinéma, ce qui se trame dans la rue, dans l’espace public. Les films de Nanni Moretti traversent le paysage italien et reconnaissent ici ou là des traces laissées par d’illustres prédécesseurs. Le point d’orgue de ce principe se matérialisera parfaitement dans la première ½ heure de Journal intime en 1993 avec la célèbre déambulation en Vespa de l'auteur dans Rome au mois d’août qui se clôt sur le lieu de l'assassinat de Pasolini en 1975.
Le cinéma de Moretti est, depuis ses premières œuvres, attaché à observer la fin des croyances, des convictions politiques ou même des utopies. Moretti subjectivise même un certain nombre d’éléments filmiques qui découlent de cette étude sociétale pour faire de son cinéma, de prime abord, l’expression des sentiments qu’il éprouve quant à la situation politique et sociale italienne. Plus qu’une méditation sur soi, les films de Moretti affichent la volonté de retranscrire et de rapporter ce qui se trame en Italie mais aussi et surtout d’étudier les conséquences des faits sur la population à court et à moyen terme. Car le cinéma de Moretti joue du contraste apparent entre égocentrisme (le personnage interprété par Moretti est présent dans presque dans tous les plans de Bianca et de La messe est finie pour invectiver les personnages qui dérogent à la morale qu’il a adoptée) et altruisme (dans Bianca, le personnage de Michele Apicella intervient dans la vie d’autrui pour tenter de la conformer à une sorte d’idéal ; dans La messe est finie, le prêtre campé par Moretti accepte le doute existentiel qui le gagne dès lors qu’il prend conscience de son incapacité à interférer positivement dans la vie des autres).
Mais il ne faudrait surtout pas résumer le cinéma de Moretti à une œuvre à thème. Chez Moretti, le cinéma est au-dessus de tout. Car le cinéma, c’est le moyen qu’il a choisi pour lutter contre la médiocrité ambiante, la vulgarité rampante. Alors les films de Moretti vont également questionner la forme, le langage, pour justement ne jamais tomber dans le trivial. Puisqu’il s’agit d’observer la société italienne, alors la première et principale interrogation formelle porte sur le regard et sur la notion de voyeurisme qui est, qu’on le veuille ou non, constitutive de toute création cinématographique.
Il est d’ailleurs singulier de noter la nature des rôles endossés par Moretti dans Bianca et dans La messe est finie. Dans le premier, Bianca, Moretti interprète un professeur de mathématiques qui regarde en permanence la vie des autres. Il est un voyeur accompli. La mise en scène est particulièrement minutieuse ici. Au cinéma, il existe des éléments déambulatoires qui invitent à un mouvement, essence du principe cinématographique. Il en est deux qui appartiennent au domaine du décor avec lesquels Moretti joue parfaitement : les portes et les fenêtres. Dans Bianca, ce sont les fenêtres qui ont le rôle le plus intéressant car, en personnage a priori rationnel et versé dans le cartésianisme, le professeur de mathématiques se laisse happer par l’envoûtement de l’imaginaire et de l’ailleurs qui se manifestent justement par l’intermédiaire des ouvertures de fenêtres. Les observations de Michele, en héritier d’une utilisation des fenêtres selon une tradition qui s’est établie à la Renaissance, sont toutes parasitées par les visions hypnotiques qui apparaissent au personnage par le biais de ces fenêtres/écrans. L’ailleurs est idéalisé contrairement à l’ici. Or les visions de Michele ne peuvent se soustraire à la réalité du monde qui, par le jeu des projections, souligne, pour Michele, l’insupportable inadéquation constatée entre le réel et l’utopie. La folie du personnage tient en peu de mots, elle se résume dans son incapacité à rectifier ce qui distingue l’image idéalisée d’un monde fantasmé de la réalité du monde tangible.
Dans La Messe est finie, Moretti interprète Don Giulio, un prêtre qui fait le constat amer de son inadaptation au monde. C’est-à-dire que le personnage découvre et comprend que sa morale ne s’accorde pas avec le réel auquel il se confronte. Là encore, le personnage joué par Moretti se révèle incapable d’agir sur les événements qui touchent autrui. Il ne peut être que le témoin des tourments qui gangrènent la société. Don Giulio est une sorte d’inverse à Michele. Le constat est doublement douloureux : la métaphysique, pas plus que la raison, n'ont d’incidence sur les problèmes de la société. D’une certaine manière, Moretti rejoint le constat fait par Fellini dans Roma par exemple : la superstition a remplacé la croyance. D’un point de vue formel, les choix de Moretti interpellent. Si, dans Bianca, Michele projetait par l’intermédiaire de fenêtres/écrans une pensée ou une vision morale sur le monde pour tenter, tel un peintre, d’en corriger les erreurs, Don Giulio, lui, dans La messe est finie, essaie physiquement et concrètement d’interagir avec ceux qui l’entourent. C’est donc cette fois par l’intermédiaire des portes, éléments déambulatoires physiques, que Don Giulio intervient pour tenter de rectifier les dysfonctionnements constatés dans la vie des autres. L'entreprise est, on s'en doute, vouée à l'échec. Don Giulio ne possède pas les armes nécessaires pour combattre le mal qu’il affronte puisque les autres ne veulent pas de lui et de sa morale comme en témoignent de manière explicite deux scènes. La première décrit une banale altercation dans l’espace public pour une place de parking. Don Giulio, au volant d’un camion, cherche à se garer. Il aperçoit un emplacement et alors qu’il se dirige vers celui-ci, une voiture surgit du hors champ, de la scène de la vie quotidienne, pour s'approprier avec détermination la place de stationnement. Don Giulio fait alors aimablement remarquer aux occupants du véhicule qu’il s’apprêtait à se garer et que la place lui revenait lorsque les individus s’emparent de lui et l’éjectent de l’espace public en propulsant le prêtre dans une fontaine pour le faire taire et pour l’extraire de la collectivité. Sur la fontaine, on peut lire les célèbres initiales SPQR qui incarnaient la puissance de la République romaine mais qui, surtout, sont la forme abrégée d'une devise qui signifie : "Le Sénat et le peuple de Rome". Si on applique cette devise au rapport entretenu par Don Giulio avec la société italienne, il apparaît évident que personne en Italie, des plus hautes instances étatiques à la population, ne semble vouloir de lui. En réalité, ce n’est pas Don Giulio qui est évincé de l’espace commun, ce sont les idées qu’il incarne et qu’il diffuse lorsqu’il communique avec les autres. Il devra donc se résigner à être un figurant qui n'a aucune incidence sur le monde.
L’autre scène est sans doute encore plus troublante. Il s’agit d’une discussion avec sa sœur Valentina à qui Don Giulio fait le reproche de ne faire aucun effort pour sauver son couple qui est en phase de rupture. La scène se déroule sur le lieu de travail de Valentina. Les deux interprètent traversent divers espaces et passent à travers différentes portes. Lassée par les propos de son frère, Valentina va jusqu’à littéralement lui fermer une porte au nez. Don Giulio se trouve alors coincé entre deux portes sans pouvoir les ouvrir puisqu’il est extérieur à l’établissement. Don Giulio se retrouve dans un espace où personne ne séjourne, celui de l’entre-deux, un espace où il ne peut avoir aucune interactivité avec le monde qui l’entoure, un espace où les déambulations physiques lui sont interdites. Il ne lui reste que sa conscience et sa morale mais il est seul, chassé, répudié, démis en quelque sorte de la fonction qu’il s’attribue. Il ne reste plus à Don Giulio que de retourner vers sa paroisse vidée de toute âme où il prêche devant un auditoire fantôme.
Les personnages de Moretti, dans Bianca et dans La messe est finie, se transforment alors en véritable syndrome de l’échec. La déconvenue n'est pas des moindres puisqu'il est ici question de cohérence sociale, sujet qui ne semble plus intéresser grand monde. Ce que la société italienne des années 1970/80 ne semblait pas en mesure de comprendre et d’intégrer, c’est que s’accoutumer et accepter les différences d’autrui sont les deux conditions à remplir si on souhaite conserver un minimum de cohésion sociale. Regarder aujourd'hui les films des années 1970/1980 de Moretti nous renseigne sur une histoire récente qui finalement s'éclaire à la lumière de ce que nous raconte Nanni Moretti. Nul doute qu'avec un minimum d'attention, il est aisé de repérer dans ces films précieux les indices qui expliquent comment le paysage politique italien a viré au brun.
Les compléments proposés en accompagnement des deux films sont particulièrement attractifs. Les deux entretiens accordés par Thierry Jousse, critique et réalisateur, pour chacun des deux films, ont le grand mérite d'essentialiser les problématiques abordées par le cinéma de Moretti et de les observer selon un angle narratif mais également selon quelques principes formels. Précis et concis, les propos de Thierry Jousse exposent avec clarté ce qui fait la richesse du cinéma de Moretti.
Autre bonus réjouissant, la présence sur le disque de La messe est finie du chapitre documentaire de la série Cinéma de notre temps qui fut consacré à Nanni Moretti par André S. Labarthe. Enregistré pendant le tournage de Palombella Rossa et pendant la post-production du même film, le document de André S. Labarthe est un film en soi. D'une durée de 59 minutes, le film de Labarthe s'attache à capter des moments qui composent au bout du compte une suite d'instantanés qui décrivent les attitudes réflexives d'un cinéaste au travail. Superbe.
Crédits photographiques :
BIANCA © 1984 FASO FILM S.R.L – RETE ITALIA S.P.A. Tous droits réservés.
LA MESSE EST FINIE © 1985 FASO FILM S.R.L. Tous droits réservés.
SUPPLÉMENTS
Bianca :
. À PROPOS DE "BIANCA" (12 mn - HD*)
Un entretien avec Thierry Jousse, critique et historien du cinéma.
. BANDE-ANNONCE "VIVA NANNI !" (HD*)
La messe est finie :
. À PROPOS DE "LA MESSE EST FINIE" (12 mn – HD*)
Un entretien avec Thierry Jousse, critique et historien du cinéma.
. CINÉMA, DE NOTRE TEMPS : NANNI MORETTI (59 mn)
Réalisation : André Labarthe – © 1994 Ina / Arte France
* En HD uniquement dans l’édition Blu-ray