Pour les raisons sanitaires que nous connaissons, la sortie d'Ondine, le nouveau film de Christian Petzold, prévue initialement pour le 1 avril 2020, a été décalée à ce début d'automne. Ondine, comme nous pouvions l'espérer, prolonge quelques réflexions qui traversent habituellement le cinéma de Petzold (aspiration à la liberté, l'importance du passé dans la considération du présent, souffrance existentialiste, etc.). Ondine, s'empare d'un personnage mythique qui fut traité par différentes formes littéraires (conte, poésie, théâtre). Ondine est une figure associée à l’élément aquatique dans deux variantes d'une légende alsacienne. Dans les deux cas, elle est un esprit qui prend forme humaine. Christian Petzold s'intéresse à la version dans laquelle Ondine est une nymphe qui croise l'amour en la personne d'un chevalier. Elle peut vivre en sa compagnie mais si le chevalier se révèle infidèle, Ondine doit le tuer. Convaincu d’adultère, le chevalier est privé de souffle par la nymphe et ce dernier, dans l'impossibilité de respirer, s'endort et meurt.
Dans le film de Christian Petzold, Ondine (Paula Beer) vit à Berlin. Elle est une historienne qui donne régulièrement de brillantes conférences sur la ville-état. Quand l’homme qu’elle aime la quitte, Ondine est rattrapée par le mythe : elle doit tuer son amant et retourner vers l'élément aquatique. Le principal intérêt du film, au-delà de la maîtrise formelle dont il témoigne, c'est d'ajuster la teneur du conte à un point de vue féminin. Ondine devient une femme qui tente d'échapper à sa condition allégorique pour s’inscrire dans le tangible, Ondine devient une femme dès lors qu'elle est approchée par Christoph alors qu'elle recherchait l'homme qui l'avait plaquée. L'objectif d'Ondine se modifie alors. Il ne s'agit plus alors de respecter les principes dictés par le mythe et de tuer l'amant inconsistant mais, désormais, il est question pour la jeune femme d'intégrer durablement le réel et de fuir le destin aliénant de la figure symbolique qu'elle est sensée représenter. Dès lors qu'Ondine se pense assimilée au réel, dès lors qu'elle s'incarne en femme, elle œuvre à se délester du poids du mythe. Un aquarium, espace de l'enfermement, se brise. La scène prend tout son sens et file la parfaite métaphore : la rencontre inattendue avec Christoph ouvre une brèche dans le schéma carcéral du conte de La Motte-Fouqué qui date de 1811, d'une part, et, par ailleurs, nous offre une superbe collision temporelle, celle du contemporain avec le passé.
Pour briser la notion d'atavisme qui accompagne le personnage, le film adopte un point de vue qui diffère du mythe. Ondine est une femme moderne, une femme d'aujourd'hui et c'est le regard de ce féminin-là sur la légende que Christian Petzold choisit de mettre en scène. Ce qui est passionnant ici, c'est de voir comment le personnage de Petzold colle à notre contemporanéité et s'intègre à une fiction qui ne renie rien du passé littéraire du mythe. Ondine refuse de se cantonner à un rôle qui a été prévu pour elle, Ondine décide d'être une femme libre. Mais la tâche n'est pas aisée comme en témoigne la scène où elle plonge avec Christoph. Elle disparaît soudainement comme si les eaux avaient repris leur "bien". La légende inventée par les hommes est plus forte que la raison, plus forte que l'univers rationnel qu'Ondine souhaite intégrer définitivement. Le passé (les origines du mythe) semble guetter sa proie. Ainsi, Ondine, le personnage, devient l'incarnation des tourments qui hantent le féminin. Cette piste narrative attire l'attention. Par la modernité du jeu de Paula Beer (déjà remarquée dans Frantz de François Ozon), par les comportements décrits, par le travail formel (image et montage principalement), Petzold parvient à décontextualiser la légende et à faire le portrait d'un monde qui est le nôtre sans oublier de commenter comment celui-ci se doit de s'accommoder des aspirations bien légitimes de la gente féminine. Ondine, le personnage, est une figure cinématographique des plus modernes puisqu'elle se caractérise à travers les spéculations thématiques et émotionnelles qui hantent le spectateur. Elle n'est pas une morale, elle est un miroir.
Ainsi, le spectateur est invité à projeter sur l'écran un ressenti conditionné par notre expérience intime de la mélancolie. Ce sentiment naît ici dans une forme qui emprunte quelques attributs au Romantisme et notamment à la conscience de ne pouvoir agir selon ses propres volontés et d'être hanté par des désirs impossible à rassasier. Si elle maîtrise parfaitement l'histoire urbanistique et architecturale de Berlin, Ondine n'en demeure pas moins étrangère à la ville puisqu'elle vit enfermée dans une logique qui n'a plus cours aujourd'hui. Ondine n'appartient ni au passé, ni au présent et sans doute pas au futur, elle est un personnage décalé, désaccordé. Son appartement en témoigne, il est un non lieu, un espace dépourvu d'âme. Rien dans cet intérieur ne caractérise les pensées intimes de la jeune femme puisque rien ne correspond dans le temps présent à ses aspirations. L'une des qualités du film réside aussi dans l'aptitude de Petzold à rendre compte des états d'âme d'Ondine en revisitant le rapport, très germanique, qui lie les comédiens à l'espace qu'ils habitent. L'espace est un reflet de l'âme et l'appartement d'Ondine ne se soustrait nullement à ce principe. L'espace privé ne sera jamais habité pleinement sauf lorsque les deux amants viendront s'y abandonner en laissant le sentiment amoureux qui les étreint guider leurs gestes et leurs pensées. Ondine n'est d'aucun temps et est de tous les temps. Ondine nous raconte une histoire atemporelle et pourtant très contemporaine. Et c'est tout ce qui en fait le prix.
Crédit photographique : Copyright Schramm Film/ Christian Schulz/Marco Krüger/Les films du Losange