Rétrospective Ida Lupino
Publié par Stéphane Charrière - 29 septembre 2020
Les Films du Camélia ont la réjouissante idée de proposer au public en ce début d'automne 2020 une rétrospective Ida Lupino qui comprend 4 des 7 films que la cinéaste a tournés pour le cinéma (nous passerons sur l'imposante filmographie de films réalisés pour la TV). Ida Lupino, peu connue des nouvelles générations, est une actrice (carrière qui débute dans les années 1930), réalisatrice et productrice (à partir de la fin des années 1940) d’origine anglaise. Née de parents comédiens, Ida Lupino fut très vite sensibilisée à tout ce qui touche aux phénomènes de représentation. Elle a 16 ans lorsqu’elle arrive à Los Angeles en 1934. Prise par la suite dans les mailles du filet hollywoodien, Ida Lupino se singularise lorsqu’elle s’oppose pour différentes raisons à la Warner, compagnie avec laquelle la jeune actrice est sous contrat à partir des années 1940.
Un pas est définitivement franchi vers une forme d'émancipation en 1949 lorsqu’elle fonde en compagnie de Collier Young une compagnie de production, The Filmakers, qui se distingue par la réalisation de projets portés sur des sujets de société souvent délaissés par les grands studios qui les estiment peu rentables et fort éloignés du glamour qui fait rêver les foules. Ida Lupino entre dans l'histoire lorsqu'elle devient réalisatrice de film et, ainsi, la deuxième femme à rejoindre le syndicat des réalisateurs après Dorothy Arzner (réalisatrice, entre autres, de Dance, Girl, dance en 1940). Ida Lupino s'est d'abord improvisée réalisatrice par nécessité en 1949 en remplaçant au pied levé Elmer Clifton qui rencontra des problèmes de santé au début du tournage de Avant de t’aimer, titre qui est donc le premier des 7 films réalisés par Ida Lupino pour le cinéma. Puis l'évidence s'est imposée, Ida Lupino serait réalisatrice de films.
L’œuvre de Lupino trouve son identité à travers les sujets abordés qui, tous, sont orientés vers une approche sans fard du quotidien de l’Américain moyen. Les castings de ses films en témoignent : pas de grande star (exception faite de Joan Fontaine dans The Bigamist), pas de glamour mais des comédiens ou des comédiennes « next door ». Le leitmotiv intentionnel est de coller à une réalité qui, si elle ne fait pas fantasmer le public (ce sera un des principaux problèmes rencontrés par sa société de production, The Filmakers), a le grand mérite de représenter sur les écrans des personnages qui ressemblent au public. Le quotidien de ces individus, tel que décrit par la cinéaste, est toujours parasité par des phénomènes extérieurs qui viennent contrarier l’ordinaire des protagonistes. Ces derniers se confrontent le plus souvent à des situations qui les dépassent en raison du poids que fait peser la société sur l’individu. De ce fait, les films de Lupino empruntent aux schémas esthétiques et narratifs de genres filmiques qui se sont construits sur des idées similaires (ingérence du collectif dans l'espace du singulier), plus particulièrement le mélodrame et le film noir même si la cinéaste n'épouse jamais totalement les impératifs ou les codes des genres cités. Ida Lupino emprunte aux genres, certes, mais uniquement ce qui appuie son propos. Elle puise dans une imagerie codifiée et repérable par le public nombre d'éléments qui serviront visuellement et émotionnellement son œuvre.
Quelle que soit la nature du film, celui-ci navigue entre différentes logiques expressives qui se définissent dans chaque scène selon ce qui doit être transmis aux spectateurs. Ainsi, par exemple, une scène traitée de manière naturaliste peut très bien précéder ou suivre une scène qui, pour traduire et donner à comprendre le ressenti des personnages ou la complexité de leurs sentiments, s’appropriera largement certaines spécificités de l’expressionnisme allemand par le biais d’un travail sur la lumière et l’ombre.
Les personnages qui peuplent les quatre films de cette rétrospective Ida Lupino sont tous subordonnés à une situation qui les tourmente soudainement au plus profond de leur être. Les obstacles, autant physiques que psychiques, semblent insurmontables et ils viennent parachever le travail de sape initié par le cours de l’existence. Non seulement les films de Lupino participent à ce revirement qui voit le rêve américain se transformer en cauchemar mais ils esquissent aussi le visage d’une Amérique sans relief, sans véritable vitalité, ils dessinent une Amérique terne. Nous sommes ici en présence de l’antithèse hollywoodienne, le revers de la médaille nommée cinéma américain. Hollywood, par tradition, par démesure et par forfanterie, avait coutume de sur-éclairer ses productions pour étaler sur tout l’écran la richesse de ses productions. Certains se servirent déjà de cette caractéristique pour approcher une réalité américaine pas forcément réjouissante (Stroheim par exemple a décidé de filmer le pire de l’humanité en l’éclairant comme le reste pour le jeter à la face du monde). Mais chez Lupino, il n’y a jamais de volonté démonstrative, le monde est montré tel qu'il est. Il y a même, pour coïncider avec l’esprit qui régit les films, une forme de modestie dans les sujets choisis et le traitement de ceux-ci. Pour la réalisatrice, il n’y a pas lieu de surinterpréter quelconque situation puisque si le sujet est traité selon des critères naturalistes, le réalisme représentatif suffit à explorer efficacement la psyché américaine.
Chez Ida Lupino, les tourments intérieurs sont à la hauteur des stigmates physiques qui, eux, sont repérables et quantifiables. La souffrance du corps est indexée sur la désolation des âmes. Mais l’extériorisation des blessures internes se vérifie également autrement. Le décor des films de Lupino est un décor sans signe distinctif. Dans The bigamist, le seul espace identifiable est celui du quartier des stars de Hollywood que l’on traverse à l’intérieur d’un bus touristique et qui semble fort éloigné de la réalité vécue par les résidents de cette zone géographique. Plusieurs plans se succèdent sur des maisons de stars et tous sont intelligemment filmés en transparence. Le décalage est donc souligné par la mise en scène qui tient à distance cette image de la réussite (sociale au moins) qui demeure étrangère aux personnages du film condamnés à observer cette prospérité matérielle et morale sans espoir d’y accéder.
L’espace généralement filmé par Lupino est d’une neutralité confondante. Les villes se succèdent et se ressemblent puisque les quartiers d’habitation correspondent à la classe sociale qui est au centre des préoccupations du cinéma de Lupino. Où que l’on se trouve, la situation sociétale des personnages est identique. Rien ne différencie Los Angeles de San Francisco. Aussi, il ne sert à rien d’envisager un futur ailleurs puisque l’ailleurs ressemble à l’ici.
Le décor revêt alors une fonctionnalité particulière. Le décor est le théâtre de la représentation des pensées et des sentiments des personnages. Là encore, les emprunts à une considération allemande du décor se manifestent. Le désert du Voyage de la peur est une sorte d'espace métaphysique où se joue un jeu à la vie à la mort qui ne fait qu’extrapoler une douleur psychique née dans la considération intime d’une absence de perspective et d’un futur qui n’a rien d’enchanteur. Les personnages tentent de fuir, au moins ponctuellement, un statut qui finalement est une prison bien plus hermétique que n’importe quel espace clos. La douleur qui enferme les personnages dans des schémas inamovibles transforme l’espace, quels que soient les lieux où l’action se déroule, en univers carcéral. Pas d’issue. Il faut alors accepter de vivre avec le constat que l’horizon n’existe pas et qu’il faudra se résoudre à supporter cet axiome.
Les quatre films proposés dans cette rétrospective concoctée par Les Films du Camélia laissent paraître une sourde mélancolie qui rejoint certaines expressions picturales chères à Edward Hopper. Chez Lupino, les personnages n’ont pas à trouver la voie qui les conduira vers un monde « meilleur », ce monde n’existe pas ou leur est interdit, mais ils doivent se concentrer sur le présent afin de surmonter le choc né de la prise de conscience que leur quotidien n’échappera jamais à la réalité qui est la leur. Si le constat peut sembler amer, il ne faut pas s'y tromper. Accepter son sort permet aussi de définir quelles sont les limites existentielles dans lesquelles les personnages pourront, qui sait, réussir à vivre quelques bonheurs dissimulés derrière les vicissitudes qui émailleront le cours de leur existence. Ce qui, au regard de leur situation, est déjà beaucoup.
Crédit photographique : ©Les Films du Camélia