Michel-Ange d’Andreï Kontchalovsky arrive enfin sur nos écrans après avoir été déprogrammé au printemps 2020. Le film est précédé d’une réputation flatteuse glanée notamment lors de sa présentation au Festival de Rome à l’automne 2019. Il est vrai que le nouveau film de Kontchalovsky a de quoi plaire : un sujet singulier, une époque estimée, un personnage central a priori charismatique et la promesse d’une parenthèse culturelle offerte à un public extérieur aux cercles cinéphiliques. Pourtant, si le film est réussi, c’est justement parce qu’il ne remplit pas les conditions d’un programme culturel convenu. À ce titre, nous comparons volontiers le Michel-Ange de Kontchalovsky au Van Gogh de Maurice Pialat qui, pour ce dernier, avait pour objectif de montrer combien l’artiste et son art ne s’accordaient pas avec leur temps. La démarche de Kontchalovsky ne se situe certes pas dans l’évocation d’une rupture plastique dans l’histoire de l’art mais, au contraire, consiste à situer l’artiste Michel-Ange dans un environnement qui détermine l’homme et l'artiste qu'il était. En cela, Kontchalovsky rejoint en bien des points le travail d'écriture qu’il a déjà effectué sur Andreï Roublev, un film consacré également à un peintre. Rappelons que le cinéaste fut d’abord scénariste pour Tarkovski (Le rouleau compresseur et le violon, L’enfance d’Ivan). Ensuite, en 1964, Kontchalovsky passe à la mise en scène avec Le premier maître et il réalise, 3 ans plus tard, ce que certains considèrent comme l’un des films les plus importants de la Russie soviétique des années 1960, Le bonheur d’Assia. Très vite, à l’international, Kontchalovsky séduit le public et la critique. Son travail de scénariste en 1967 sur Andreï Roublev, un artiste célèbre, déjà, finit d’assurer sa réputation et ses réalisations suivantes, soviétiques ou américaines, rencontreront un succès qui ne se démentira (presque) jamais. Il est vrai que le travail de Kontchalovsky sait concilier recherche formelle (adaptation de l’identité littéraire russe aux impératifs du langage filmique) et sujets culturellement (inspiration marquée par une tendance tchékhovienne) ou politiquement (observation des contingences sociales en Russie pré et post-perestroïka) très attractifs .
Michel-Ange a de quoi susciter l’intérêt d'un public large puisque, nous l’avons évoqué, le film nous promettait à la fois un regard sur un des plus grands artistes de tous les temps mais aussi une plongée dans une période de l’histoire de l’art ou encore l’observation d’une civilisation généralement appréciée. La principale interrogation quant au film que nous allions découvrir se situait essentiellement sur la facture formelle de l’objet : Michel-Ange allait-il s’inscrire dans une forme classique ou la proposition cinématographique différerait-elle d’un biopic traditionnel ? Les premières scènes donnent le ton. Le format presque carré de l’image surprend même si de nombreux cinéastes contemporains ont utilisé ces dernières années des ratios d'image proches de celui utilisé ici par Kontchalovsky (Xavier Dolan, Pawel Pawlikovski, Robert Eggers ou encore Alexandre Sokourov pour n’en citer que quelques-uns). Le film s’ouvre sur un travelling dans la campagne toscane. Michel-Ange avance dans le paysage. La caméra le suit. Le visage de Michel-Ange nous est encore inconnu, nous le voyons uniquement de dos et nous l’entendons éructer des propos insultants à l’encontre de Florence, la ville. Curieuse entame puisque la nature n’a jamais été au centre des figurations représentatives de Michel-Ange. Bien au contraire puisque Michel-Ange était, avant d’être un peintre, un sculpteur, un poète et un architecte. Le format filmique en dit long et le mouvement de caméra également. Un carré ou presque, une figure de l’enfermement parfaite. La dichotomie est conséquente et saisissante puisque la beauté du paysage toscan invite à visiter le décor. Mais l’image du film nous impose une fragmentation spatiale qui contredit la possibilité de parcourir ne serait-ce que du regard l’étendue topographique que nous découvrons. Les propos tenus par l’homme interrogent également, ils sont violents, acerbes et indiquent combien Florence, la ville et ses dirigeants, commanditaires de l’artiste, participent à enfermer l’individu dans un rôle où la liberté de celui-ci ne peut s’exprimer que par une production artistique. Le travelling nous permet d’entrer physiquement dans un univers particulier qui se définit par le rapport qui existe entre l’homme et ce qui l’entoure. Ses propos conditionnent nos sentiments puisqu’ils contredisent la beauté apparente de la nature. D’emblée sont présents les éléments dialectiques avec lesquels il va nous falloir composer, la condition de l’homme et la vision de l’artiste.
La découverte du visage de l’artiste représenté par Kontchalovsky interviendra après. D’abord il nous faut écouter l’homme avant de voir l’artiste. Il faut considérer Michel-Ange dans sa globalité et ne dissocier aucun des aspects de sa personnalité qui ont contribué à faire de lui l’artiste qu’il était. Le parti pris de mise en scène rejoint ainsi une conception particulière du récit biographique qui, au Moyen-âge puis à la Renaissance, ne pouvait se considérer dans sa forme complète que lorsque le sujet avait franchi le cap du Jugement dernier puisque celui-ci scellait l’existence des hommes. Kontchalovsky adopte ce principe et le modernise. Son film évoque l’existence d’un individu selon des considérations qui nécessitent d’évaluer autant ce qui relève de la physique (l’homme contextualisé dans son intégrité corporelle et dans son quotidien) que de la métaphysique (l’âme de cet homme). Dans Michel-Ange, il est donc question de matérialiser avec justesse toutes les étapes de l’existence de Michel-Ange qui vont nous permettre de relier l’homme à l’artiste.
Kontchalovsky assume ses intentions et son propos. Son film est un espace cinématographique ouvert sur un temps et un lieu qui vont nous permettre d’observer comment, dans cette époque d’une violence conséquente, parviennent à cohabiter le génie d’un homme avec la trivialité et la réalité cruelle de la Renaissance. Le film peint le tempérament d’un artiste partagé entre vulgarité et poésie, entre veulerie et raffinement, entre laideur et beauté. Michel-Ange est un film où le plus ténébreux côtoie le plus lumineux pour finalement créer une zone très contrastée qui souligne combien le talent artistique de Michel-Ange se mesure dans sa capacité à sublimer son quotidien. Car le monde ne peut se représenter qu’à partir de ce que l’artiste en connaît. Le film rejoint ici Andrei Roublev scénarisé par Kontchalovsky et Tarkovsky. La beauté de Roublev, comme celle de Michel-Ange, se vérifie par la dissonance qui existe entre l’œuvre produite et ce qui invite à la réalisation de cette œuvre. Dans la possibilité de voir et de créer de la beauté là où il n'y en a pas. En cela, nous pourrions aisément créditer Michel-Ange, le film, également de cette qualité puisque les temps présents n'ont rien de très réjouissants.
L’alliance contextuelle de tous les composants qui aident à portraiturer l’artiste tel que le souhaite Kontchalovsky s’inscrit dans une logique où chaque élément constitutif de l’image compte. Rien ne prime et tout concourt à produire une œuvre cohérente. La mise en scène est au diapason de ce principe puisque celle-ci ne l’emporte jamais sur le propos et parvient même à s’effacer tout comme Michel-Ange lui-même qui se transforme petit à petit en personnage pour quitter le piédestal du génie artistique que tout le monde reconnaît.
Michel-Ange est un homme de son temps qui voit l'univers qui l’entoure autrement comme en témoignent les visions qui apparaissent ici ou là dans le film. Toujours conditionnées par le quotidien de l’artiste, ces visions (sorcière, un ange auprès de Jules II, Dante Alighieri, etc.) balisent l’univers créatif et nous indiquent comment Michel-Ange perçoit le monde dans son esprit et comment il est capable de le représenter pour en faire une réalité concrète ou abstraite. Michel-Ange ne connaît pas le marbre mais il voit la forme qu’il peut en extraire. La forme dissimulée dans le minéral lui apparaît naturellement, elle s’offre à lui car il voit au-delà des apparences. Finalement, les qualités du film rejoignent celles de l’artiste qui est au cœur du projet de Kontchalovsky. À l’origine des images du cinéaste, il y a avant tout, puisque Kontchalovsky a vu le film qu’il allait faire avant nous, la représentation mentale d'une réalité particulière. Ce qui affirme le pouvoir de la pensée sur le reste et qui confirme que la connaissance est forcément une vision intellectuelle.
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