Balloon, le nouveau film de Pema Tseden, confirme tout le bien que nous pensions du cinéaste tibétain après la découverte d’œuvres telles que Tharlo, le berger tibétain (2016) ou encore Jinpa, un conte tibétain (2018). Sa nouvelle mise en scène, Balloon, prolonge certaines problématiques déjà observées et, en même temps, manifeste de nouvelles orientations esthétiques et formelles.
Balloon affiche des qualités qui creusent de différentes manières la lexicographie associée au concept de dialectique. Première caractéristique notable du film, les modalités plus que probantes avec lesquelles le cinéaste concilie réflexion formelle et contenu dramaturgique. À ce titre, la caméra est le plus souvent en mouvement et indexe sa dynamique sur les interrogations des personnages. Elle navigue entre les pôles opposés de décisions qui reflètent les doutes qui habitent chacun d’entre eux. Ainsi la cinétique adopte un rythme qui correspond aux cheminements des pensées et nous permet d’en mesurer les résonances physiques sur le quotidien de tous.
De la même manière, pour matérialiser les émanations oniriques (figuration des questionnements, impact sur le psychisme, interrogations métaphysiques, rêve, etc.), Pema Tseden use d’effets chromatiques singuliers ou étudie les possibilités significatives offertes par les effets de lumière. Des couleurs aux tonalités froides s’opposent à des fulgurances chromatiques très vives pour traduire, majoritairement, comment la vie, le désordre s’invitent malgré tout dans le quotidien de la population tibétaine soumise à la rigueur d’un contexte social conditionné par ce qui se décide sous d’autres latitudes (Pékin).
Nous trouvons-là une des variations sur le concept de dialectique évoqué plus haut. Le film retranscrit l’évolution d’une pensée selon une méthodologie particulière, celle qui consiste à notifier les oppositions qui se définissent visuellement (réel et onirisme) et à transcender ces contradictions par l’insertion d’éléments qui soulignent la perméabilité des espaces.
Balloon est une proposition filmique qui, au-delà d’une réflexion sur des problématiques sociales et politiques (usage d’un processus qui comporte trois étapes : thèse et antithèse invitent à la formulation d’une synthèse), questionne la forme cinématographique. Le rapport qui s’instaure entre le découpage, l’élaboration des travellings et l’utilisation de l’échelle des plans crée une tension entre les termes syntaxiques qui permet de dépasser la nature de chaque élément du langage filmique.
Sur le terrain scénaristique, le film se structure sur l’idée de cohabitation de l’individu, fait de désirs et de croyances, et de la communauté régie par des règles parfois nuisibles à l’épanouissement des êtres humains. Le cinéaste voit dans cette dichotomie des hypothèses, des péripéties qui sont le terreau pour intégrer des éléments qui favorisent l’implantation de la dialectique dans le schéma filmique. Ce phénomène se mesure de plusieurs manières. Outre les choix formels ou narratifs déjà énoncés plus haut, nous trouvons trace de contradictions dans la typologie des personnages et notamment des deux sœurs qui sont mues par des logiques opposées. Drolkar est attachée au monde tangible conditionné par des règles de survie (élevage des moutons, vie familiale), des principes religieux et, bien sûr, par la politique instaurée par la République populaire de Chine quant au contrôle des naissances. Sa sœur, Sangchu Drolma, est devenue nonne après avoir vécu une déception amoureuse. La première, Drolkar, est attachée aux réalités du monde contemporain, c’est-à-dire à un monde conscient des impératifs socio-politiques de son temps tandis que la seconde, Sangchu, ne se soumet qu’à une éthique religieuse qui ne la soustrait cependant pas totalement des réalités terrestres et des désirs qui les accompagnent.
La présence de Sangchu, la nonne, dans le développement dramaturgique de Balloon sert de contraposée à Drolkar, certes, mais elle souligne aussi l’omniprésence et l’importance des croyances locales dans le quotidien des Tibétains. Ces derniers pratiquent majoritairement une forme de Bouddhisme qui entre en opposition avec de nombreux principes imposés par la Chine. Au premier rang de ceux-ci, le contrôle des naissances puisqu’il s’oppose à l’idée de réincarnation. Renaître est une question essentielle pour les Tibétains. Chaque individu qui meurt est sensé réapparaître dans une des six sphères d’existence qui comprennent l’ensemble des êtres. Bien entendu, la réincarnation en humain est perçue comme une forme d’accomplissement puisque seuls les humains ont accès aux enseignements bouddhiques, donc sont sujets à une potentielle élévation spirituelle. Antagonismes politique et spirituel et, au regard de ce qui nous intéresse ici, dialectique encore et toujours. Et nous pourrions multiplier les exemples (relations hommes/animaux, masculin/féminin, adultes/enfants, etc.).
Balloon est une œuvre qui exploite nombre de possibilités narratives offertes par le concept de dialectique. Pema Tseden s’affirme et construit avec Balloon un récit qui admet le réel comme fondation à une œuvre qui réfléchit sur sa structure et sa logique syntaxique. Ainsi, la vision de Balloon se révèle enthousiasmante car le film affiche comme valeur première la volonté de stimuler les esprits par une adjonction de multiples contradictions qui entrent en adéquation avec le principe d’évolution de la pensée.
Crédit photographique : Copyright Condor Film