Ne vous retournez pas
Publié par Stéphane Charrière - 6 juillet 2021
Catégorie(s): Cinéma, Sorties DVD/BR/Livres
Ne vous retournez pas de Nicolas Roeg est un film particulièrement représentatif du style de son auteur mais aussi de son époque de production, 1973. Dans les années 1970, une rupture de plusieurs natures (générationnelle, politique, esthétique, technique, etc.) intervient dans le cinéma. Les films réalisés dès lors échappaient volontairement aux schémas filmiques imposés par les genres ou par l’ampleur des productions afin d’aborder des questions de société de manière plus frontale. Le cinéma acceptait d’être un reflet de son temps et peu importait la manière. Ainsi le cinéma des années 1970 se plaisait à remettre en question les modes de productions comme les genres filmiques. Ne vous retournez pas n’échappe pas à ces principes et le film arpente différents territoires, différents genres (film fantastique, policier, etc.). Le metteur en scène qui le réalise, Nicolas Roeg, fut, avant de devenir l’un des cinéastes britanniques les plus observés des années 1970, un remarquable directeur de la photographie (Lean, Corman, Truffaut, Schlesinger, etc.). Ses meilleures réalisations (Walkabout 1971, L’homme qui venait d’ailleurs 1976, Ne vous retournez pas 1973) n’ont d’ailleurs jamais cessé d’en témoigner. Il faut donc considérer le travail de Roeg cinéaste à partir de celui de Roeg directeur de la photographie.
Ne vous retournez pas est une œuvre que l’on peut aisément et un peu trop rapidement classer dans la veine fantastique qui était en vogue au début des années 1970. Le film repose sur l’histoire d’un couple composé de Laura (Julie Christie) et de John Baxter (Donald Sutherland) qui vivent une situation des plus traumatisantes. Leur fille Christine s’est noyée accidentellement en Angleterre. Après cet événement, le couple s’installe provisoirement à Venise où John est chargé de rénover une église. Alors que les Baxter déjeunent dans un restaurant, Laura rencontre deux sœurs, Heather (Hilary Mason) et Wendy (Clelia Matania). Heather se prétend médium et assure être capable d’entrer en contact avec Christine. Laura retourne à sa table où elle s'évanouit. Après avoir été conduite à l’hôpital, Laura explique à John la nature de son expérience avec Heather. Plus tard, alors que John, tout d’abord sceptique, erre dans les rues de Venise, il aperçoit un personnage qui ressemble à un enfant vêtu d’un manteau rouge similaire à celui que portait Christine le jour où elle est morte.
Ne vous retournez pas est un voyage en enfer. Un voyage configuré par les réminiscences d’un traumatisme qui n’en finit jamais d’ouvrir des plaies que l’on pensait refermées. Le film est construit de manière très habile. Ne vous retournez pas puise son inspiration dans un certain classicisme cinématographique (Lang, Visconti ou Hitchcock sont allègrement cités) pour l’associer à un genre très prisé des années 1960 jusqu’aux années 1980, le Giallo (courant cinématographique majoritairement italien qui mélangeait des éléments empruntés au cinéma policier, au cinéma d'horreur et même au cinéma érotique). Roeg s’approprie des schémas narratifs divers et variés pour essentiellement accréditer l’esthétique presque maniériste (au bon sens du terme) de son film. Tout est pensé pour donner corps au calvaire vécu par un couple hanté par une disparition, celle de leur petite fille, dont le deuil n’a finalement pas été acté. Le film joue sur l’esthétique, certes, mais la forme n’est pas en reste. Les rimes visuelles, pour rendre compte de l’impossibilité de se soustraire à la douleur de la perte, discrètes dans un premier temps, abondent par la suite jusqu’à, vers la fin, contaminer l’ensemble de l’espace filmique.
Les personnages sont enfermés dans une logique filmique qui répond à leur souffrance. Ainsi le temps, comme chez Resnais (Hiroshima mon amour ou plus encore Je t’aime, je t’aime), est assujetti au cheminement intérieur des personnages. Le montage restitue à l’aide de contractions ou de dilatations, de flashbacks ou de flashforwards les atermoiements de la pensée parasitée par l’omniprésence du vide laissé par la fille défunte. De la même manière, le film est aussi conditionné par le décor choisi, Venise. La Venise montrée ici reflète l’intériorité des personnages qui composent le couple (nous sommes proches de la Venise parcourue dans Mort à Venise de Visconti) mais devient aussi le théâtre d’une incommunicabilité née d’une douleur commune aux effets pourtant différents (nous sommes proches en ce cas bien précis d’une Venise voisine de celle vue dans Les Nuits Blanches du même Visconti).
La ville est le reflet d’un éloignement. De Venise nous percevons une image qui ne correspond pas ou plus à l’idée édulcorée que l’on peut se faire de la ville. Venise se dégrade, la ville se transforme, elle devient une ruine. La putréfaction est à l’œuvre dans tous les espaces de la ville choisis pour le film afin d’être en adéquation avec la résurgence des souvenirs. Le film est désormais de l’ordre de la vision. Il témoigne d’une fin qui, à travers la figure du couple, atteste aussi de celle d’un monde et d’une façon de penser le monde. Venise, ville archétypique d’un passé luxuriant, se délabre au même titre que ce couple modèle. Là encore, le film rejoint Visconti puisqu’il assume d’être un témoignage sur la fin d’une civilisation.
Tout meurt. À commencer par Christine, la fille du couple Baxter, au début du film, petit chaperon rouge qui ne peut résister à la mort qui la guette. La mort initiale est lourde de sens puisque le ciré rouge de l’enfant qui meurt irrigue le film de traces chromatiques immanquables. L’insistance du rouge vif dans l’image est à envisager comme un rappel lancinant de la présence de la mort. L'entité fantomale au ciré rouge suivie dans les ruelles vénitiennes permet la cohabitation tangible de mondes opposés. L’apparition est une figure inverse de celle de la petite fille.
Ne vous retournez pas est un film sur la prise de conscience que le présent est le temps de la disparition, de la mort. Temporalité fugitive, le présent manifeste l’évidence de la finitude prochaine puisqu’il est impossible d’habiter pleinement l’instant trop fugace qui le définit. La connaissance de l’éphémère traduit la conscience de la mort à venir et de sa présence permanente. Il en est d’ailleurs question dès l’ouverture du film.
Montage parallèle. Deux enfants, un petit garçon et une petite fille, Christine, jouent chacun de leur côté. Le petit garçon fait du vélo et la petite fille joue avec des poupées habillées en soldats. Elle s’invente un champ de bataille. Comme dans M le maudit, elle possède un ballon qui va introduire une dialectique funeste dans le récit filmique. Le ballon est un jouet et, selon le scénario de jeu que Christine suit, il devient la figuration de projectiles lancés sur les armées ennemies lors d’un bombardement. Ainsi, Christine jette délibérément dans l’eau le ballon devenu bombe. Le ballon se transforme, il devient autre chose. L’objet diffère de son statut initial et raconte une histoire étrangère à celle suggérée par sa fonction habituelle. Dans le film de Lang, le ballon est d’abord un jouet puis, dès lors qu’il entre en contact avec l’affiche qui relate les meurtres d’enfants, il devient autre chose. Il est un point de contact, un trait d’union mais aussi une expression des pulsions du meurtrier qui apparaît par l’intermédiaire de son double, de son ombre. « Tu as un joli ballon » dit Beckert à Elsie Beckman, la petite fille. Le jouet est devenu la matérialisation de l’attraction exercée par l’enfant sur l’assassin.
Ici, à l’identique, la chute du ballon dans l’eau de l’étang annonce la suite des événements. En allant le récupérer, la petite fille fait tomber le casque de sa figurine dans l’eau. Elle se penche pour le récupérer et le ballon sert de lien entre l’élément aquatique et l’enfant. La caméra cadre en plongée le geste de l’enfant puis amorce un travelling qui littéralement établit un lien physique entre la petite fille et l’eau. La caméra, en fin de travelling, initie un panoramique sur la verticalité. La caméra descend et cadre le reflet de l’enfant dans l’eau. Ainsi, le travelling crée un lien physique entre les éléments qui constituent l’essentiel du cadre (l’enfant et le décor) alors que le panoramique associera les concepts, les images, les regards (l’eau appelle Christine, son image n’est plus perceptible que par le prisme de l’élément aquatique).
Un cut. Surgissement en gros plan d’un feu de cheminée. Nous sommes à l’intérieur d’une pièce. Zoom arrière assez rapide. Deux adultes, un couple, les Baxter (Julie Christie et Donald Sutherland), sont dans une pièce et se livrent à des activités parallèles. La femme lit tandis que l’homme regarde des diapositives. Sur l’une d’elles, dans une église, on distingue, assise de dos, une personne en train de se recueillir. Le spectateur attentif notera que la personne présente sur la diapositive porte un ciré rouge vif, comme Christine. Le montage parallèle s’enrichit. Les enfants, un couple d’adultes en intérieur et une diapositive qui invite dans le jeu spatial (intérieur / extérieur) un ailleurs singulier qui se définit par l’introduction d’une nouvelle temporalité (le passé de la diapositive) et d’un nouvel espace (une église située on ne sait où encore).
Panoramique sur la diapositive pour insister sur la présence de la personne en ciré rouge. Puis un zoom avant attire notre attention. Il est convoqué par John. Il devient à ce moment précis celui qui dicte son rythme au montage et, donc, à l’association d’idées que l’assemblage des plans fait naître dans l’esprit du spectateur. Retour sur la petite fille. Plus précisément, retour sur son image. Car nous ne voyons pas l’enfant directement mais son reflet dans l’eau. L’élément liquide est un miroir qui filtre les choses et les tamise. L’enfant est à l’envers dans l’image. Christine se désolidarise de la réalité pour appartenir à un univers régi par d’autres repères (la vision de l’homme ? Trop tôt pour être catégorique). Retour à la normale. Le petit garçon fait du vélo. Il passe sur une vitre posée négligemment dans le champ. Il chute au moment où la gamine saute par-dessus un ruisseau. Cut, l’homme, à l’intérieur, lève la tête, nous ne voyons que la fin de son mouvement de tête. Il agit, c’est ce que nous indique le montage, au moment où le cours de la vie des enfants bascule. La femme, elle, semble extérieure à ces préoccupations. Elle se concentre sur sa réflexion qui, indirectement, est en lien avec les événements qui se précipitent. Elle tente de trouver la réponse à une question soulevée par Christine, sa fille, celle qui gambade autour de l’étang : pourquoi la Terre est ronde alors que la surface de l’étang est plate ? La mère est encadrée par l’élément feu (la cheminée, ses cigarettes), elle est étrangère aux situations qui relient l’homme aux enfants. Montage alterné avec les enfants à l’extérieur. La fille jette une nouvelle bombe/ballon dans l’étang au moment où le père récupère les cigarettes qu’il lance à la mère. Raccord dans la trajectoire des projectiles : le ballon et le paquet de cigarettes. À cet instant, il renverse un verre sur les diapositives. L’image qu’il observait avec le personnage en ciré rouge, le même que porte sa fille, se dilue. Le rouge du ciré envahit la diapositive. Le personnage disparaît dans le liquide. Nul besoin d’en dire plus.
Ne vous retournez pas est un film à tiroirs. L’évidence est souvent trompeuse et le puzzle se résout par la combinaison des détails repérés par le spectateur. Il faut d’ailleurs accepter de se perdre dans le film, dans l’entrelacs des nappes temporelles qui surgissent pour retranscrire le sentiment et la pensée de John Baxter. Tout genre cinématographique n’a de réel intérêt que lorsque ses frontières sont questionnées par le créateur qui l’investit. Se disent alors souvent avec la confondante apparence de la simplicité des choses d’une profondeur insondable. C’est très exactement ce qui fait le prix de Ne vous retournez pas.
Crédit photographique © Potemkine Films
Suppléments :
Entretien avec Jean‑Baptiste Thoret (30 minutes) / sur le Blu-ray et le DVD
Le film vu par Justine Triet (19 minutes), inédit / sur le Blu-ray et le DVD
Uniquement sur le Blu-ray
Entretien avec Donald Sutherland (23 minutes)
Entretien avec Anthony Richmond, directeur de la photographie (26 minutes)
Entretien avec Allan Scott, co‑scénariste et producteur (15 minutes)
Le film vu par Danny Boyle (15 minutes)