Soyons clairs, le chemin vers la compréhension de Careless Crime est littéralement labyrinthique. Pour tout cinéphile osant s'aventurer dans la complexité narrative du film, d'apparence sans limite, le souci du détail entraînera le raisonnement du spectateur sur toute une série d’hypothèses. Et dans sa quête de sens, le public risque de se heurter à un mur et de faire demi-tour. Ce qui ressort d'une interprétation précipitée du film ne peut qu'être loin de la réalité : les phrases semblent inutiles au risque d’exposer un message vide et presque tout au long de Careless crime, les personnages répètent leurs actions et leurs citations reflétant un scénario sans queue ni tête. C’en deviendrait même ridiculement comique. Et pourtant, avec une rare finesse et une profondeur certaine, derrière toutes ces séquences à l'apparence hasardeuse et banale, Shahram Mokri exploite le concept du temps en entrelaçant différents films dans le temps présent et en mélangeant le passé et le présent. Et par le biais de la symbolique prédominante au devant de la scène, le cinéaste nous recommande de nous livrer à un travail introspectif et de remise en question comme si Shahram Mokri demandait sans détour au spectateur d'abandonner ses préjugés et d'étudier avec beaucoup de recul son œuvre.
Avant toute chose, il convient de distinguer différentes dimensions parcourues par le film sous peine de se perdre dans le récit. Même s’il est évident que Shahram Mokri se sert de nombreuses mises en abyme pour présenter, à sa manière, l’incident de 1978, le repérage dans le temps n’est pas aisé. En réalité, le temps n’est plus à considérer comme une dimension mais comme une unité tangible : il défie la logique même de la physique (introduction de plusieurs temporalités en même temps) et il bouleverse la succession habituelle des faits.
À travers un long plan séquence dans le sous-sol du musée, de nombreux détails nous indiquent que nous assistons à une modification de l’unité du temps. À commencer par le miroir, symbole du changement, unique objet présent dans la longue marche des deux protagonistes. L’ambiance fortement tamisée marque un moment très important où le secret et le mensonge n’existent plus : place aux révélations. Cette scène marque autant une transition qu’une indication pour la compréhension de la suite. Au bout de ce dédale se trouve un marqueur, l’élément qui sert de repère au changement concret du temps : Abdollah Bagah. Ce personnage n'apparaît que deux fois et il agit comme une porte interdimensionnelle qui permettra à Takbali (le personnage central du film) de voyager dans le temps afin d’obtenir des réponses à ses questionnements. On peut d’ailleurs noter un détail connexe lors de sa deuxième apparition, un indicateur qui nous indique que le temps s’écoule à nouveau normalement : le mot cinéma (présent dans la cour devant l’entrée de la salle) se retrouve maintenant à l’endroit alors qu’il était toujours filmé dans l’autre sens.
Parmi toutes les références que le réalisateur expose dans Careless Crime, implicitement ou pas, celle que l’on retrouve le plus souvent concerne Close-Up d’Abbas Kiarostami réalisé en 1990. Nous pouvons d’ailleurs noter que bien avant la première apparition de l’affiche de ce film, l’esprit de Close-Up est présent dans la forme de Careless Crime. Puis, et ce sera la référence la plus marquée (avec Les Cerfs de Massoud Kimiai réalisé en 1978 et projeté au moment de l’incident), nous observons un passage du court-métrage de 1912 The Crime of Carelessness de Harold M. Shaw dans lequel figure un incendie accidentel provoqué par un personnage, entraînant la mort de bon nombre de spectateurs : nous faisons ainsi le parallèle avec l’incendie de 1978 alors que le protagoniste se trouve dans le musée consacré à cet événement. D’ailleurs, la séquence de l’entrée dans le musée a son importance. Elle introduit le spectateur dans le contexte d’une manière à la fois claire et discrète.
D'une manière claire car le protagoniste lui-même parcourt le musée relatant l’histoire de cette salle de cinéma iranienne ayant pris feu. ce qui relie d’ores et déjà 3 domaines : le travail de mémoire et de transmission de l’histoire (soulignée par la présence d’une sortie scolaire), le monde du cinéma et l’incendie et enfin l’univers du spectateur incité à porter un regard global sur ce qui précède.
Et d'une manière discrète car des détails présents dans cette séquence anticipent sur la suite du film. Dans un plan où nous découvrons l’entrée du musée, nous apercevons une tapisserie. Si nous prêtons attention à celle-ci, nous remarquons deux chevaliers, symboles de l’histoire et de l’humanité, se battre. Takbali, par sa position dans le cadre, divise la tapisserie en deux et sépare les deux chevaliers. Pourtant, si l’on se réfère aux couleurs de chaque armure, nous remarquons qu’elles correspondent aux couleurs des vêtements portés par Takbali durant le film, avant et pendant l’introspection. Pour encore plus accentuer ce détail, nous retrouvons ces couleurs sur les portes qui mènent au passé et qui conduisent vers Abdollah Bagah, figure qui marque la frontière et le passage entre le présent et le passé.
Pour en revenir rapidement aux mises en abyme, le film est parsemé de détails qui soulignent la présence d’un film dans un autre. L’exemple le plus frappant est l’allusion à la colline aux Balais, apparu premièrement dans Careless Crime, le court-métrage cité explicitement dans le film, dans lequel deux étudiantes souhaitent projeter le film Les Cerfs de Massoud Kimiai. Le procédé inclue par ailleurs deux mises en abyme à la fois (Les cerfs est présent dans le court-métrage Careless Crime qui est lui-même cité dans Careless Crime le long-métrage).
Avec la superposition de toutes ces temporalités, le spectateur est contraint de prendre du recul sur le film pour en comprendre la structure et Shahram Mokri prend soin de prévenir le spectateur très tôt dans le film. Dès l’ouverture de Careless Crime, le cinéaste brise en effet le quatrième mur : ce qui sépare le monde des comédiens sur l’écran de la réalité des spectateurs n’existe plus. La présence de protagonistes à la place initiale des spectateurs confond les univers. Ainsi le tangible monde du spectateur fusionne avec le film. Et cette particularité renvoie une signification bien précise : Careless Crime prend ainsi une connotation plus réaliste et force le spectateur à penser que ce film n’est pas seulement une fiction. Ironiquement, Shahram Mokri ne s’arrête pas là. Il élabore un jeu mécanique avec la majorité des acteurs, cassant ainsi le principe de réalisme. Il intègre ainsi immédiatement le spectateur dans le monde du spectacle. Car dans la dimension où le passé et le présent sont mélangés, les acteurs semblent reprendre leur script en boucle comme s’ils répétaient avant le tournage cherchant la bonne manière de s’exprimer. Cet effet est mis en évidence par les plans où la caméra change d’angle de vue par rapport aux précédentes représentations d’une même scène (même si la multitude de plans séquences rappelle au spectateur le réalisme de la scène).
Ainsi, le metteur en scène sépare trois rôles distincts : le sujet, l’acteur et la marionnette. Les personnages de ce film se répartissent dans ces trois catégories. La majorité d’entre eux se trouve être autant marionnette qu’acteur (car bien qu’ils soient considérés comme des pantins, ils restent avant tout acteurs, prenant le rôle d’un personnage et essayant de l’interpréter). De plus, un dialogue entre deux actrices-marionnettes y fait référence. Toutes deux travaillent pour le cinéma et dissertent sur ce qui distingue aller au théâtre et aller au cinéma. Par ailleurs, le réalisateur nous adresse un clin d'œil en plaçant discrètement une référence à ce principe avec les enfants de la sortie scolaire, rappelant également l’importance de la transmission de l’histoire.
Quant à Takbali, il semble complètement être extérieur à toutes ces considérations. D’un point de vue objectif, Takbali reste un acteur. Cependant, nous avons le sentiment que cela va au-delà et qu’il est plus qu’un acteur, il devient un sujet. Takbali semble ne pas provenir initialement de ce monde puisque la fiction intègre des détails propres à son personnage (lumière aveuglante, musique rappelant l’incendie de 78, introspection liant Takbali au spectateur). Takbali semble ainsi se trouver dans une dimension à part entrant en résonance avec le cœur du sujet. Tout laisse supposer qu’il est une allégorie de l’humanité perdue dans les maux et traumatismes passés et encore non résolus. D’où ce besoin d’intériorisation dont l’opportunité sera offerte par Abdollah Bagah. D’ailleurs en revenant sur la distinction entre sujet, acteur et marionnette, ce personnage particulièrement remarquable sort lui aussi du lot. Il cristallise tout à la fois : il est un acteur déguisé en marionnette mais qui pour autant ne présente pas les caractéristiques de ces derniers. Il ne participe pas au développement normal du film comme les autres personnages : comme une figure abstraite et spirituelle, il vient uniquement pour guider le spectateur depuis l'intérieur du film et endosse alors indirectement le rôle de réalisateur !
Comme un tour de passe-passe, les films se répondent entre eux et poursuivent la suite du récit sans pour autant abuser du mélange mais suffisamment pour brouiller toutes les pistes. C’est comme si Shahram Mokri s’amusait à ajouter de la confusion pour perturber le spectateur. C’était d’ailleurs déjà le cas avec ses anciens films comme Fish and Cat réalisé en 2013. Cette manière de tourner donne le vertige et le sentiment d’échapper au propos principal du film. Par exemple dans la mise en abyme du film Careless Crime, les étudiantes délivrent aux militaires des messages cachés, subtiles ou répétent des dialogues. Le cinéaste se risque subséquemment à perdre les spectateurs trop distraits.
Pour finir, le labyrinthe filmique de Shahram Mokri se termine sur une belle image de fin et atteint son paroxysme en terme de traitement des symboles. Retour aux sources, Takbali revient de son périple et réussit à prendre suffisamment de recul (cette pensée est mise en avant grâce au dernier plan du film). Takbali détient entre ses mains les réponses finales de l’histoire, il se trouve face à un dilemme. Va-t-il finalement enflammer la salle de cinéma ? S’il passe à l’action, alors l’histoire se répétera (connexion avec les événements passés, comme les poignées qui n’ont pas été changées et le personnel absent) et se répercutera à nouveau sur les prochaines générations (d’où l’allusion à la sortie scolaire dans le musée au début du film). Cela se reproduira et l’histoire se répétera comme Takbali s’apprête à le faire. Abdollah Bagah lui confie alors un dernier conseil symbolisé par l’étoile filante, marquant l’espoir et l’avenir. Cette étoile filante nous amène à une supposition probable : il pourrait s’agir du missile non explosé du film Careless Crime dans la mise en abyme. Cette hypothèse engendrerait une boucle temporelle supplémentaire. Dans Careless Crime, le missile n’a en effet pas explosé, signe que Takabli n’a pas mis le feu au cinéma. L’histoire se répète donc encore et aboutit sur la conclusion suivante : il est nécessaire de procéder à un travail d’introspection pour avancer. En somme, c’est une question ouverte, qui laisse au spectateur le soin de répondre par lui-même. Comme Takbali, il possède toutes les cartes en main en ayant à l’esprit que la réponse est détenue dans le passé et l’avenir qui s’étend devant nous et que nous façonnons petit à petit.
Crédit photographique : Copyright Damned Films