Accueil > Bande dessinée > Aldobrando
Tout récit se fonde sur un thème et s’ancre dans un genre. En suivant les codes de ce dernier, on prend néanmoins le risque que l'œuvre et sa thématique entrent dans la prévisibilité. Parmi les thèmes traités dans les arts narratifs, le passage à l’âge adulte est l’un des plus universels et des plus courants, en particulier dans son genre de prédilection : le conte. Comment faire d’un enfant un adulte accompli ? C’est une question qui inquiète tous les parents. Malheureusement, il n’existe pas de manuel pour cela. C’est sur ce postulat, et sous une pluie torrentielle, que démarre Aldobrando, la bande dessinée de Luigi Critone et Gipi. Avant de partir pour un duel dont il ne reviendra pas vivant, un seigneur demande à un vieillard de veiller sur son fils et d’en faire, le moment venu, un homme. Ce petit garçon se nomme Aldobrando et même sans ses parents, il devra grandir. L'œuvre est ainsi présentée comme un récit initiatique avec un protagoniste clairement identifié, comme un véritable conte. Mais comment ses auteurs prévoient-ils de présenter ce parcours traditionnel sous un jour nouveau ?
Le jeune Aldobrando entame son parcours isolé de tout, cloîtré dans la maison du vieil homme. Plutôt désintéressé du monde extérieur, et fort peu malin, c’est dans la maison de son tuteur qu’Aldobrando passe son temps enfermé à apprendre les secrets de son grimoire. Un jour, néanmoins, le vieillard est blessé durant un rituel mystérieux et ordonne à Aldobrando de partir séance tenante au-dehors en quête de l’herbe de loup. Voilà le garçon qui doit s’acquitter d’une mission avec pour seule fortune d’avoir eu un maître qui l’envoie parcourir le monde, selon ses dires, comme il est écrit dans le Grand Manuel. C’est ainsi qu’Aldobrando doit s’élancer pour, au sortir de la forêt, au-delà de la rivière, trouver d’autres hommes et un village. L’imagerie du conte est déjà inversée, mais pas sa structure. La terre de l’inconnu et des monstres, lieu de la transition vers la maturité, n’est plus la sombre forêt du conte traditionnel, mais le monde des hommes.
Ainsi le protagoniste se met à rencontrer des personnages hauts en couleurs et se retrouve dans des situations inédites pour quelqu’un qui est resté enfermé dans sa cabane dans les bois. Aldobrando croise ainsi un curieux sire aux airs de Don Quichotte nommé Sire Gennaro. Une première épreuve, leçon à la clé puisque Sire Gennaro se révèle être un assassin menteur et lâche. Aldobrando se retrouve alors emprisonné injustement, soupçonné d’un meurtre qu’il n’a pas commis et interrogé par un inquisiteur fourbe qui se déguise en prisonnier pour tenter de lui arracher des aveux. Le voyage à moins pour vocation de trouver une herbe guérisseuse que de confronter son voyageur aux réalités de la société que le garçon a du mal à saisir. L’injustice règne dans ce monde où la torture et les exécutions banalisées sont de mise. Les rois sont décadents, les paysans vulgaires et les gardes vénaux. Du conte, serions-nous passé au récit réaliste ?
La promesse de fantastique lancée par le vieil homme semble s’estomper. Les idéaux chevaleresques de l’enfance se heurtent à l'égoïsme du genre humain. Pourtant, Aldobrando est intrigué par la princesse Bianca, aussi belle et douce que celles des contes. Un ancrage pour un idéal. Et l’homme qui incarne le mieux le machiavélisme qui régit le monde, l’inquisiteur Gueulevice et ses machinations, ne serait-il pas en fait l’ogre de cette histoire ? À l’inverse du géant meurtrier, Lesemeurdemort qui, derrière sa stature de monstre et sa rage terrible, cache un homme épris pour sa propre dame, l’esclave rasée Viola. Nouvelle leçon pour le jeune homme : il ne faut pas se fier aux apparences. Les archétypes se dissimulent sous de faux-semblants.
Cette aventure picaresque fait aussi découvrir au voyageur les origines du comportement humain. Lesemeurdemort n’était qu’un berger amoureux avant que sa douce ne lui soit prise pour quelque mariage de raison. Sire Gennaro, malgré ses grands airs, n’était qu’un valet en quête de reconnaissance après une vie de misère et d’abandon. Plutôt que réaliste, le récit se révèle plutôt naturaliste. Aldobrando comprend que la personnalité de chacun se fonde sur ses expériences de vie et son statut social. Néanmoins, le cynisme n’est pas de mise. Le roi est décadent, mais reste empreint de certaines valeurs au vu de sa crainte de perdre son fils blessé et son refus de prendre de force la princesse. L’amour du géant pour Viola lui rend son humanité et la bravoure d’Aldobrando inspire Gennaro qui, de faux seigneur, devient miséreux assumé mais honnête.
Il n’y a nulle magie dans cette aventure médiévale. Du moins, en apparence. L’évocation du Grand Manuel et le titre de sorcier de son tuteur laissent planer une ambiance mystérieuse sur le récit. Le monstre semeur de morts redevient homme et l’épée de bois du garçon devient épée de fer. Un jeu entre les archétypes du conte et la psychologie humaine se produit dans ce royaume fictif, à la frontière du réel et du fantastique. Les deux notions sont souvent mises en opposition. La vie n’est pas un conte de fée, dit-on. Pourtant, le récit initiatique de Critone et Gipi réussit à se démarquer par la fusion improbable du rendu de la société, proche de la satire sociale, et du cheminement mythologique. Le héros comprend qu’il ne faut pas renoncer à combattre pour la princesse victime des machinations du vil Inquisiteur mais qu’il faut tenir compte des égoïsmes de certains et comprendre sa situation dans la vie pour accomplir un acte juste. On croit à la maturation d’Aldobrando, à son cheminement de chevalier héroïque, d’autant plus que son parcours s’ancre dans la réalité humaine.
Crédit photographique : Casterman